12 – La mise en environnement des infrastructures énergétiques ferroviaires, des années 1950 aux années 2000

Le chemin de fer : deux siècles d’enjeux environnementaux. Actes du colloque de décembre 2021.

Intervention de Yves Bouvier, professeur d’histoire contemporaine, université Rouen Normandie, GRHis.

Résumé

Héritière des complexes énergético-ferroviaires du XIXe siècle (charbon) et de la première moitié du XXe siècle (hydroélectricité), la SNCF associa électrification et réduction des nuisances environnementales dès la fin des années 1940. Le premier tournant environnemental du début des années 1970 confirma l’électrification comme mode de traction, limitant les consommations pétrolières. En revanche, les débats politiques sur l’énergie nucléaire furent évacués. Lors du second tournant environnemental, dans les années 1990, l’accent fut de nouveau mis sur les faibles émissions polluantes de la traction électrique, sans interroger les sources d’énergie.

Introduction

L’histoire des chemins de fer et l’histoire de l’électricité ont connu, depuis deux décennies, des changements historiographiques majeurs. L’histoire des mobilités et, plus généralement, l’histoire des circulations ont contribué à repenser l’histoire des transports. L’histoire de l’électricité, de même, a été réinterrogée par une histoire plus large de l’énergie et par l’essor de l’histoire environnementale. Ainsi, le titre du colloque organisé conjointement par l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France (AHICF, aujourd’hui Rails & histoire) et l’Association pour l’histoire de l’électricité en France (AHEF), en 1995, « Électricité et chemins de fer, cent ans de progrès ferroviaire en France par l’électricité », ne pourrait plus être adopté dans les années 2020. Pour autant, les communications qui y ont été présentées et sont publiées dans un gros ouvrage (Bouneau et al., 1997) comprennent des informations et analyses particulièrement denses. D’une façon générale, l’entrée par l’histoire des techniques, par l’histoire des entreprises, par l’histoire de l’industrie, mérite d’être nourrie et non remplacée par l’histoire environnementale. C’est la raison pour laquelle ce texte, qui reprend en partie le fil des relations entre électricité et chemins de fer, ne se présente pas comme une histoire environnementale des relations entre énergie et chemins de fer, mais comme une relecture de ces relations par des questionnements sur l’environnement.

Comme l’ont montré de très nombreux travaux, les conflits liés à l’environnement ne sont pas une thématique nouvelle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. De même, la prise en compte des nuisances a fait l’objet de réglementations depuis le début du XIXe siècle, généralement favorables aux acteurs industriels car ils sont associés à leur élaboration. La pollution de l’air, générée par les fumées de combustion du charbon, est depuis longtemps un poncif des descriptions des villes industrielles (Massard-Guilbaud, 2010 ; Mathis, 2021), et les consommations charbonnières des locomotives s’inscrivent bien dans la perception de nuisances. Dès la fin du XIXe siècle, l’hydroélectricité a été présentée comme une solution à la pollution urbaine. Pour l’agglomération lyonnaise, les médecins rejoignent les ingénieurs pour justifier la construction de l’usine de Cusset, au début des années 1890 (Varaschin, 2005). En Suisse, les investissements massifs dans l’hydroélectricité sont non seulement inscrits dans la dynamique industrielle de la création d’une filière industrielle mais également dans la volonté de réduire les fumées de charbon (Paquier, 2018). Les rapports entre hydroélectricité et chemins de fer ont structuré une véritable symbiose électrico-ferroviaire, non seulement en Suisse mais également dans les Pyrénées : faire des économies de charbon, maîtriser les coûts d’exploitation d’une ligne, installer un nouveau rapport à l’environnement associant train électrique et destination touristique relevaient de stratégies d’entreprise qui ont été au cœur des travaux de Christophe Bouneau (Bouneau, 1997). À partir de ce constat de l’association étroite, et dans la durée, des infrastructures énergétiques et des débats environnementaux, il est pertinent de s’interroger sur la façon dont ont été faits les choix de la SNCF en matière d’énergie. Est-ce que les débats et conceptions environnementales des systèmes énergétiques ont été importés dans les systèmes ferroviaires ? Est-ce que, dans sa prise en compte de l’environnement dans la seconde moitié du XXe siècle, la SNCF a accordé une place aux infrastructures énergétiques qu’elle devait construire ? En termes de temporalités, il s’agit bien de voir quand l’environnement apparaît dans la prise en compte de l’énergie par la SNCF.

RAIL, ÉNERGIES ET ENVIRONNEMENT : UNE IMBRICATION RÉACTIVÉE DURANT LES « TRENTE GLORIEUSES »

Les héritages des systèmes énergético-ferroviaires

Reprenant la fameuse formule de François Caron, selon laquelle « l’électricité est fille des chemins de fer » (Caron, 1992), Christophe Bouneau a analysé en détail les stratégies des compagnies du Midi et du Paris-Orléans. Au-delà des intérêts bien compris des compagnies et malgré les difficultés à réaliser des immobilisations aussi importantes, un véritable  système  énergético-ferroviaire se met en place avec l’hydroélectricité. En internalisant la production d’énergie dans le système d’entreprise, la Compagnie des chemins de fer du Midi et l’UPEPO (Union des producteurs d’électricité des Pyrénées occidentales) édifièrent un complexe qui dura bien au-delà de la création de la SNCF. Un système équivalent, quoique moins visible dans le paysage, existait également avec le charbon, puisque compagnies ferroviaires et compagnies minières étaient également imbriquées. Cette dichotomie entre deux systèmes énergético- ferroviaires, l’un fondé sur le charbon et le second sur l’hydraulique, perdura tant que l’hydroélectricité fut de facto inaccessible à l’ensemble des territoires. Avec les grands réseaux de transport de l’électricité, construits principalement dans les années 1930 et 1940, il devint possible d’utiliser les ressources hydroélectriques des Pyrénées mais aussi des Alpes et du Massif central pour alimenter les trains de la moitié nord de la France.

Depuis 1937, la SNCF était donc également un producteur d’électricité. La SHEM (Société hydroélectrique du Midi) en particulier fournissait l’électricité nécessaire depuis les Pyrénées. Avec la nationalisation de la production-transport-distribution d’électricité en 1946, la SNCF ne fut pas dépossédée de ses installations, et des coopérations réelles, quoique parfois teintées de rivalités (Laurenceau, 1997), furent mises en place entre EDF et la SNCF. Un contrat d’échange lia les deux entreprises publiques à partir d’octobre 1947 : la SNCF vendait sa production à EDF et lui achetait l’équivalent à l’entrée des sous- stations. Dans le fonctionnement de la SNCF, la fourniture d’énergie était parfaitement intégrée à l’activité industrielle. Sur le plan professionnel, en revanche, il est certain que la modestie des effectifs engagés dans la production d’électricité ne pouvait concurrencer le poids des cheminots. En ce sens, la couverture de La Vie du rail de mars 1977, qui proclame « La SNCF productrice d’énergie », est une reconnaissance réelle mais bien tardive de l’importance des fonctions de production d’énergie au sein de l’entreprise (figure 1).

Économiser le charbon

Le contexte énergétique et financier de la sortie de guerre poussa les pouvoirs publics à favoriser toutes les économies de charbon. En effet, malgré le succès de la « bataille de la production » consistant à augmenter la production charbonnière avec l’appui de la CGT, la France devait importer environ un tiers de sa consommation charbonnière. Venant des États-Unis dans les premières années d’après-guerre, le charbon importé fut bientôt acheté à la Belgique, au Royaume-Uni mais aussi à l’Allemagne. La création de la CECA permit ainsi à la France d’accéder au charbon allemand, souvent de meilleure qualité et d’un prix plus faible que les charbons français.

Louis Armand, directeur général adjoint de la SNCF, présenta ainsi au conseil d’administration du 22 octobre 1947, un vaste plan d’économie du charbon (Caron, 2017). Selon lui, la meilleure façon de réaliser ces économies d’intérêt national était d’accélérer l’électrification de la traction. Pour obtenir un cheval-vapeur-heure, expliqua-t-il aux administrateurs, il fallait un kilogramme de charbon dans une locomotive. Dans une centrale thermique moderne, la quantité n’était que de 400 grammes. Ainsi, même en comptant les pertes liées au transport de l’électricité, l’économie en charbon était estimée à 55 %. Dans ce programme, sur une décennie, qui concernait tout de même 40 % du trafic, les économies de charbon étaient ainsi évaluées à 1,5 million de tonnes par an. À cette date, la production de charbon en France était de 45,4 millions de tonnes, production qui atteint son maximum en 1958 avec 58,9 millions de tonnes. À cet argument en faveur de l’économie nationale, correspondant donc à 3 % de la production nationale, et qui pouvait également s’avérer bénéfique à moyen terme pour la comptabilité de l’entreprise une fois amortis les investissements de l’électrification, Louis  Armand  ajoutait  d’autres  données susceptibles de justifier l’électrification. Ainsi en était-il des frais de main-d’œuvre, réduits de 30 à 40 %, pour le fonctionnement normal et bien davantage encore pour la maintenance. Dès 1947, aucune nouvelle commande de machine à vapeur ne fut passée. Sans surprise, ce furent donc bien des logiques économiques, nationale et entrepreneuriale, qui justifièrent le programme d’électrification en 1500 V continu et les recherches sur le 50 Hz, fréquence correspondant au réseau électrique national. Louis Armand mentionna également la suppression des fumées « qui rendaient sales et malsaines les habitations riveraines ». Certes les représentations de la fumée ont parfois pu être valorisées dans la mystique industrialiste du XIXe siècle, Geneviève Massard-Guilbaud parlant même de « culte de la cheminée qui fume » (Massard-Guilbaud, 2007), mais dès cette période, les fumées issues du charbon furent également critiquées, contestées, accusées de nombreux maux. Au XXe siècle, et même si les régulations étaient peu nombreuses, les noires fumées des locomotives n’étaient plus associées à un imaginaire positif. Le rapport à l’industrie avait déjà singulièrement changé, et les nuisances en étaient de moins en moins acceptées, y compris par les ingénieurs et techniciens. Le choix de la traction 50 Hz a régulièrement été interprété comme la consécration d’une approche technophile et nationaliste, en particulier en raison des conflits avec l’Allemagne. À l’heure des rapprochements européens, y compris pour un européiste convaincu comme Louis Armand, le choix du 50 Hz s’opposait au courant monophasé avec une période de 16 2/3 adopté outre-Rhin (Lamming, 1997), notamment parce que le 50 Hz permettait une bien meilleure imbrication avec les réseaux électriques existants et, ce faisant, avec les industriels.

Est ainsi définie une période d’une demi- décennie au cours de laquelle ce sont bien les ressources hydroélectriques nationales, exploitées par la SNCF comme par EDF, et la pensée d’un système énergétique national faisant d’EDF un fournisseur privilégié de la SNCF, qui s’imposent. Louis Armand, présidant aux destinées de l’entreprise ferroviaire de 1949 à 1958, mit en pratique son programme, non sans quelques aménagements, en particulier avec le recours aux moteurs diesel. Cette disparition annoncée du charbon ne se fit donc pas, à la fin des années 1940, au profit d’une « pétrolisation » du matériel roulant à la SNCF. En effet, le grand essor des moteurs diesel date du milieu des années 1950, après des expériences sur de petits matériels.

L’intégration technocratique de l’environnement

Plus que par des responsables politiques, c’est au sein des cercles d’ingénieurs que les premières mesures furent prises pour lutter contre les pollutions. Le « Grand Smog » de Londres, en décembre 1952, marqua indéniablement une prise de conscience qui déboucha, en France, sur la création de l’Association pour la prévention de la pollution atmosphérique (APPA), en 1958. Rencontre des médecins et des ingénieurs, cette association tint son premier congrès en 1960, et Louis Armand en fut le président (Charvolin et al., 2015). Les effets sanitaires de la pollution atmosphérique étaient mis en avant et la nécessaire réduction des fumées de charbon devint un objectif partagé par les industriels. Le Comité d’action technique contre la pollution atmosphérique (CATPA), qui devint le Comité interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (CITEPA) en 1961, visait justement à définir les dispositifs techniques permettant de limiter les fumées dans la production d’énergie (centrales thermiques, raffineries) mais également dans les usages du charbon (locomotives). Le milieu industrialiste, et Louis Armand en particulier, joua un rôle décisif dans l’élaboration de la loi de 1961 contre la pollution de l’air (Frioux, 2021), contribuant à dissocier les réglementations pour l’industrie, celle-ci étant jugée plus en mesure d’adopter une autorégulation, et pour les particuliers auxquels des mesures plus contraignantes pouvaient être imposées.

Par une personnalité comme Louis Armand, l’environnement prit donc une place réelle dans les logiques industrielles de la SNCF. Il est tout à fait probable que cette approche « par le haut » soit complétée par une prise de conscience « par le bas », et en particulier par la médecine du travail qui fut mise en place à partir de 1946. Les conditions de travail, et notamment les effets sanitaires des fumées et poussières de charbon, font partie intégrante des questionnements des médecins dans ces années 1950.

LE PREMIER « TOURNANT ENVIRONNEMENTAL » DES INFRASTRUCTURES ÉNERGÉTIQUES FERROVIAIRES

Tournant environnemental et confirmation de l’électrification

Qualifié de « tournant environnemental » en raison de la mise en politique des enjeux environnementaux (Frioux et Lemire, 2012), le tout début des années 1970 marqua de fait un profond changement dans l’action de la SNCF. La grande réforme de 1969, en partie dérivée du rapport Nora de 1967 sur la nécessaire modernisation des entreprises industrielles publiques, fut confirmée par la convention signée entre l’État et la SNCF, en 1971, qui allégeait les contrôles de la part des ministères et laissait entrevoir une autonomie réelle. Comme dans les autres entreprises publiques, la logique entrepreneuriale qui avait déjà eu cours, fut désormais érigée en principe de management. Pour le cas de la SNCF, cette logique d’entreprise était symbolisée par les efforts d’investissement dans la recherche, sous la conduite de Roger Guibert depuis 1966. L’histoire de la grande vitesse ferroviaire, qui ne se limitait pas au seul TGV, est bien connue, et l’on sait que le moteur thermique avait d’abord été envisagé, remplacé ensuite par le moteur électrique (Picard et Beltran, 1994). Si la décision officielle date de 1974, le prototype électrique, « Zébulon », fut construit deux ans plus tôt, soit avant le premier choc pétrolier.

L’institutionnalisation de l’environnement, à laquelle participa encore une fois Louis Armand, aboutit à la création, en janvier 1971, du ministère de l’Environnement, confié à Robert Poujade. À partir des services de différents ministères, et notamment du ministère de l’Agriculture, Robert Poujade et Serge Antoine créèrent un ministère ambitieux mais doté de peu de moyens, tant sur le plan financier qu’administratif. À la demande de Jacques Chaban-Delmas, Louis Armand et des fonctionnaires de la Datar, qui n’entendaient pas être évincés de la politisation de cette nouvelle thématique sur laquelle ils travaillaient, avaient rédigé un livre blanc, feuille de route politique recensant des mesures concrètes. Entre octobre 1969 et juin 1970, « Cent mesures pour l’environnement » furent ainsi élaborées. D’une façon générale, les pollutions de l’air et de l’eau, et les atteintes aux paysages étaient placées au centre de la politique publique préconisée (Charvolin, 2003). C’est d’ailleurs sur ce sujet de la pollution de l’air et de la nécessaire coordination européenne qu’apparaît l’environnement dans le rapport annuel de la SNCF pour l’exercice 1971¹.

Concernant les chemins de fer, l’appréciation de Louis Armand en faveur du passage à l’électricité ne changea pas fondamentalement avec cette médiatisation des questions environnementales. Le choix précoce de l’électrification était ainsi justifié a posteriori, au moment où se faisaient plus pressantes les mobilisations et les rencontres internationales (sommet de Stockholm, 1972). Dans son allocution de clôture du troisième congrès de cybernétique ferroviaire à Tokyo, il exprimait sa conviction mêlée d’un satisfécit : « Au moment où l’on commence à se préoccuper sérieusement de la pollution atmosphérique, le chemin de fer peut se targuer d’échapper au reproche d’y contribuer, en raison de la disparition quasi totale de la machine à vapeur et de son remplacement, sur une très large échelle, par la locomotive électrique »².

C’est finalement l’un des paradoxes des chemins de fer que d’avoir pratiquement achevé leur électrification au moment où, sous l’impulsion de François-Xavier Ortoli et Bernard Esambert, une inflexion du système énergétique national était décidée en faveur du nucléaire comme substitut au pétrole. Au cours de l’année 1971, les tensions sur le marché mondial du pétrole (accords de Tripoli et de Téhéran de l’OPEP) et sur l’approvisionnement français (nationalisation du pétrole algérien) justifièrent un véritable programme nucléaire. Avec environ un quart des lignes électrifiées en 1970, les nouveaux matériels de traction introduits sur le réseau étaient des locomotives diesel qui remplacèrent les dernières locomotives au charbon. Par ailleurs, l’électricité fournie par EDF à la SNCF venait bien des centrales françaises qui étaient de plus en plus alimentées par le fuel lourd (61,5 % de la production d’électricité par EDF en 1973). Si la SNCF bénéficiait en effet de ses installations hydroélectriques couvrant environ un tiers de ses besoins³, aucun aménagement de grande ampleur ne fut mis en service par la SHEM dans les années 1970. Certes, des améliorations techniques permirent de faire croître la production hydroélectrique de la filiale de la SNCF, à l’instar de la centrale d’Eget dont les sept groupes Pelton horizontaux de 1926 furent remplacés par une unique turbine horizontale de 32 MW en 1968 (Bosc, 2006). Mais ces aménagements étaient négligeables par rapport aux besoins de la SNCF, satisfaits, en dernier ressort, par des centrales thermiques classiques.

Choc pétrolier et infrastructures ferroviaires

Le premier choc pétrolier, déclenché par l’Organisation arabe des pays exportateurs de pétrole (OPAEP), plaçait la SNCF dans une situation délicate puisque le diesel représentait la part la plus dynamique de sa consommation énergétique depuis une décennie. Toutefois, dans le programme gouvernemental visant à réduire la facture et la dépendance énergétiques du pays, les investissements à effectuer dans la production d’origine nucléaire devaient être accompagnés d’une accélération des usages de l’électricité. Ce fut le cas pour le chauffage électrique, dont l’adoption fut amplifiée pour les logements neufs, mais ce fut également le cas pour les grandes infrastructures consommatrices d’électricité comme les chemins de fer. Ainsi, la décision de construire un train à grande vitesse électrique est-elle intimement liée au programme nucléaire. Le comité interministériel du 4 mars 1974, avec le plan national présenté deux jours plus tard en conseil des ministres, comprenait ainsi une augmentation du nombre de centrales nucléaires à construire mais aussi l’électrification du TGV Paris-Lyon. Le Premier ministre Pierre Messmer, lors de la présentation

de ce vaste programme aux Français, insista certes sur les centrales nucléaires et sur la nécessité des économies, mais aussi sur la décision de construire la ligne Sud-Est⁴. Penser les infrastructures énergétiques du système ferroviaire avec un pétrole cher s’inscrivait donc dans une vision intégrée de l’énergie nationale. Si l’électricité avait été la fille du chemin de fer dans les années 1910-1920, le TGV électrique était bien le fils du programme nucléaire. Fidèle à la ligne politique définie, le rapport annuel de la SNCF mentionnait ainsi que le chemin de fer « est un consommateur particulièrement frugal d’énergie, il est de surcroît le seul mode de transport apte à utiliser les sources d’énergie de remplacement susceptible d’assurer notre indépendance nationale »⁵.

Pour la SNCF, le choix du nucléaire n’était pas sans risque. En effet, depuis les premières années de la décennie, les mobilisations antinucléaires prenaient de l’ampleur. Après les marches et manifestations de Bugey et de Fessenheim, pratiquement chaque site où était envisagée la construction d’une centrale nucléaire était l’objet de mobilisations. Allant au-delà des contestations locales, certains mouvements prônèrent, eux aussi, une vision intégrée des systèmes énergétiques, appelant à refuser tout compromis avec les usages de l’électricité. Dans le domaine domestique, les critiques du chauffage électrique s’accompagnaient de la dénonciation d’une société nucléaire. En revanche, la nébuleuse antinucléaire ne s’en prit pas au TGV comme symbole d’une hypothétique mobilité nucléaire (Robert, 1981). Lorsqu’elles commencèrent à se manifester, en janvier 1976, les associations mobilisées contre le TGV dénoncèrent l’emprise foncière, l’atteinte aux paysages et les déséquilibres territoriaux créés par la ligne à grande vitesse, mais non l’origine du courant électrique.

En 1984 encore, critiquant la perspective du TGV Atlantique, l’association des Amis de la Terre considérait que la liaison Paris-Lyon inaugurée en 1981 pouvait être justifiée, tandis que les lignes à destination de la façade occidentale du pays n’auraient eu comme seul objectif que la satisfaction du carnet de commandes des industriels en période de chômage croissant⁶. Et de fait, c’est sous la plume de Jacques Bédel de Buzareingues, conseiller auprès de la direction du groupe Alsthom-Atlantique, qui fabriquait tant les TGV que les groupes turbo- alternateurs, que le lien est fait : « Sur des distances de l’ordre de 400 à 600 kilomètres (comme Paris-Lyon), non seulement le train à grande vitesse est plus rapide que l’avion pour se rendre de centre à centre, mais, de surcroît, sa consommation d’énergie est de quatre à cinq fois inférieure à celle de l’Airbus, pourtant réputé pour sa sobriété. Avantage supplémentaire pour la France, le TGV, en utilisant de l’électricité d’origine nucléaire, hydraulique ou thermique, contribuera encore davantage à réduire notre facture pétrolière… »⁷. Dans les discours, que ce soit du côté des acteurs industriels, des entreprises publiques ou des opposants, l’association entre grande vitesse et électricité d’origine nucléaire restait donc rare, alors que le plan Messmer, symboliquement, cristallisait cette association.

Dans le contexte de la seconde moitié des années 1970, il n’est pas surprenant de constater la faiblesse des liens entre énergie et environnement. En effet, au niveau des institutions nationales, les deux domaines restaient encore largement séparés, et la formulation de la « question énergétique » était d’abord économique et politique avec l’action de l’Agence pour les économies d’énergie. Les aspects environnementaux, inscrits dans le périmètre du ministère de la Qualité de la vie, étaient principalement consacrés aux paysages.

Engagée dans la concurrence avec l’air et la route, la SNCF faisait bien du TGV un équipement permettant de diminuer les consommations énergétiques nationales, non dans un souci d’environnement mais en réduisant la facture pétrolière du pays. Si François Mitterrand, dans son discours d’inauguration de Montchanin, en septembre 1981, mentionnait l’électrification comme la première des actions de modernisation de la SNCF, il évoquait également la « gamme des distances intermédiaires » pour placer le TGV par rapport aux autres modes de déplacement. Avec le rapport de la commission dirigée par Pierre Guillaumat sur la politique des transports, en 1978, la SNCF était sur la sellette du fait de la concurrence avec Air Inter (dont l’entreprise était par ailleurs actionnaire) et les transports routiers. En octobre 1978, la grève des agents de la SNCF visait à réaffirmer la supériorité du train, avec la mise en avant d’un argumentaire complet, allant de la sécurité (13 000 morts par an sur les routes) à l’équilibre des territoires, mais mentionnant également l’indépendance énergétique et les faibles nuisances à l’environnement, à une date où les procédures contre les aéroports se multipliaient.

La direction de la SNCF avait depuis longtemps fait du train un outil au service des objectifs énergétiques nationaux. En juillet 1979, lors du second choc pétrolier, une note émanant de l’entreprise fut largement reprise dans les médias. Dans celle-ci, l’électrification devait en effet se poursuivre pour améliorer les rendements et utiliser au mieux les capacités des centrales nucléaires. Le programme d’économies  d’énergie,  présenté  par  la direction en application du plan national du 20 juin 1979, envisageait ainsi une baisse des consommations de 8 % par rapport aux tendances. Le TGV devait permettre d’économiser 100 000 tonnes de pétrole par an⁸, et une utilisation accrue du train pouvait même permettre de porter l’économie réalisée à 500 000 tonnes par an. L’économie est à comparer aux 127 millions de tonnes de pétrole consommées en France cette année-là, même si la consommation nationale diminua rapidement par la suite (75 millions de tonnes dix ans plus tard). Le choix du TGV était ainsi accompagné d’un discours dont l’argument peut être résumé de façon lapidaire : économiser de l’énergie en consommant de l’électricité. En 1978, une affiche de Michel Lamarche intitulée « Histoire des économies d’énergie depuis 1837 » présentait treize locomotives, quatre à vapeur et neuf électriques dont une rame du TGV mais, singulièrement, aucune locomotive diesel. Sous l’illustration, un petit texte précisait : « Depuis 1837, le train a toujours su choisir l’énergie la moins chère et la plus pratique. Le charbon d’abord, l’électricité ensuite. Aujourd’hui, grâce à l’électricité, le train est le moyen de transport le plus économique. En énergie mais surtout en pétrole et donc en dollars. SNCF. Nous allégeons la facture pétrolière de la France » (cf l’affiche présente au début de cet article).

Sur le plan environnemental, la loi du 10 juillet 1976 avait instauré une procédure d’étude d’impact pour les grands équipements, à compter du 1er janvier 1978, mais la décision de construction de la ligne TGV Paris-Lyon étant antérieure (déclaration d’utilité publique du 23 mars 1976), celle-ci n’était pas concernée par cette nouvelle disposition. Avant même la mise en service de toute la ligne, le 26 septembre 1983, cette insertion paysagère fut mise en avant. Réalisé à la demande du ministère de l’Environnement par le Centre d’études techniques de l’équipement de Lyon, le bilan environnemental ((« Les effets sur l’environnement de la ligne nouvelle TGV Paris/Sud- Est. Principaux enseignements », mars 1983, 64 p)) de la ligne portait essentiellement sur les choix du tracé et sur les nuisances visuelles et sonores associées à la ligne. Traitant aussi bien de l’agriculture (la FNSEA était l’une des premières associations à s’être mobilisée) que des milieux naturels, des paysages que du bruit, le document prenait en compte l’archéologie préventive et la vie des communes modifiée par cette grande infrastructure. La dimension énergétique n’était traitée qu’à travers l’insertion paysagère des caténaires et des sous-stations. En laissant de côté l’origine de l’électricité utilisée, en particulier pour la nouvelle vitrine de l’entreprise qu’était le TGV, la SNCF évitait d’importer dans le domaine ferroviaire les conflits associés à l’énergie nucléaire.

LES INFRASTRUCTURES ÉNERGÉTIQUES FERROVIAIRES AU TEMPS DU RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE

L’institutionnalisation de l’environnement à la SNCF

Un second tournant environnemental définit le début des années 1990. Après les accords internationaux pour lutter contre le trou de la couche d’ozone, le réchauffement climatique s’impose rapidement dans les médias et auprès des opinions publiques comme illustration des modifications de l’environnement global. La création du GIEC en 1988 et la problématique climatique rencontrèrent une transformation des institutions environnementales autour de l’impératif du développement durable, tel qu’énoncé dans le fameux rapport Brundtland réalisé à la demande des Nations Unies. Il n’est pas possible ici de décrire l’ensemble des débats qui, depuis la publication de ce rapport en 1987, ont pour objet cette notion de développement durable. Il convient simplement de rappeler que le développement durable entend concilier protection de l’environnement et progrès économique, tout en assurant une meilleure vie en société. Les objectifs de développement des pays du Sud sont reconnus au même titre que la responsabilité des pays du Nord.

Dans le cadre onusien qui est établi à la suite de ce rapport, avec la création du comité préparatoire de la conférence de Rio, les États, et non les citoyens, sont en charge de définir et de mettre en œuvre des objectifs de développement durable censés bénéficier à la totalité des habitants de la planète. Loin d’être une notion issue des mouvements environnementalistes, le développement dura- ble est au contraire un concept flou porté par les acteurs institutionnels. Le sommet de la Terre de Rio, en juin 1992, symbolise un tournant qui repose également sur la structuration et la montée en puissance des partis écologistes en Europe occidentale. En France, les ministres de l’Environnement, tels que Brice Lalonde puis Ségolène Royal, élargissent l’action publique en la déclinant dans diverses institutions. Ainsi, une Mission Environnement est créée à la SNCF dès 1992, rattachée à la direction générale. Quelques années plus tard, à la suite d’une étude de prospective menée de septembre 1996 à mai 1997, une direction déléguée Environnement fut établie au sein de la direction Stratégie. Finalement, au début de l’année 1998, le comité exécutif fit de l’environnement l’une des priorités stratégiques de la SNCF⁹.

À partir de cette date, les atouts environnementaux du train constituèrent un discours récurrent de l’entreprise. Dès le premier rapport Environnement portant sur l’année 1998 et publié au début de l’année suivante, les arguments sont présents : par rapport aux autres modes de transport, et en particulier la route et l’avion, le train est économe en énergie et préserve l’atmosphère, le rapport précisant la faible part du ferroviaire tant dans les émissions de gaz carbonique que pour les particules en suspension, les oxydes d’azote ou le dioxyde de soufre. À la fin des années 1990, 92 % du trafic est assuré par l’énergie électrique et, de fait, la consommation de gazole par les trains connaît une baisse significative à partir de 1990, avec une réduction d’environ un tiers des volumes entre 1990 et 1997.

L’inscription dans une dynamique européenne

Les engagements de la SNCF en faveur de l’environnement correspondaient certes à la déclinaison d’une politique nationale, mais il s’agissait également, pour l’entreprise, d’une modalité de participation à l’intégration européenne, le rapport Environnement de 1998 identifiant d’ailleurs les trois piliers de la stratégie de la SNCF : le client, l’Europe et l’efficacité. Le 17 octobre 1953 avait été créée la Conférence européenne des ministres des Transports qui offrait un cadre permanent de coordination, abrité par l’OCDE. Dans les années 1980, les sujets environnementaux s’imposèrent de plus en plus et, en 1989, le conseil des ministres de la CEMT adopta la résolution 66 qui visait à freiner les effets des transports sur l’environnement. Lors du séminaire organisé par cet organisme en 1992, la thématique du réchauffement climatique par l’effet de serre fut placée au cœur des débats¹⁰.

Si la totalité ou presque des communications portèrent sur l’automobile, correspondant en cela à l’action de cet organisme, le train était réhabilité comme mode de transport répondant aux attentes de la lutte contre les émissions de gaz carbonique. La « relance environnementale » du chemin de fer s’appuyait sur des documents élaborés par l’entreprise comme par les institutions européennes. Le livre vert du transport ferroviaire, réalisé en 1992 par la SNCF sous le titre « SNCF et environnement », se présentait comme la participation de l’entreprise à une réflexion générale à l’heure du marché unique. La commission européenne, par son livre vert également en 1992 et un livre blanc en 1996¹¹, entendait favoriser un réseau ferré européen intégrant la dimension environnementale.

La SNCF avait évidemment perçu l’intérêt politique et commercial de la faiblesse des émissions de CO₂ de ses trains. Des études permirent de quantifier ces atouts, ou plus précisément de les monétariser (Savelli et Mühlstein, 1998). Alors que les coûts externes générés par l’automobile sur des trajets interurbains étaient évalués à 37 centimes par voyageur-kilomètre, les coûts de l’avion atteignaient 30 centimes, ceux de l’autobus et du train diesel à 18 centimes environ, et les externalités négatives du train électrique à 4 centimes seulement. Ces valeurs comprenaient aussi bien les coûts liés à l’insécurité (accidents) qu’au bruit ou à l’effet de serre. La monétarisation était une formulation adaptée à la prise de décision par une élite libérale, s’inscrivant dans la tradition des ingénieurs-économistes depuis l’entre-deux-guerres et utilisée en particulier à la SNCF dans les années 1960.

Il est intéressant de noter que l’évaluation n’était pas effectuée sur l’ensemble du cycle de vie d’une technologie ou sur les émissions de gaz carbonique de la totalité du système ferroviaire. Ces études économiques permirent d’asseoir les argumentaires commerciaux. Au tournant des années 2000, la SNCF s’engagea dans un « verdissement » du train. À cette date, le terme n’avait pas encore pris la connotation négative associée au « greenwashing » mais devait être compris comme une stratégie interne de transformation réelle des activités industrielles.

Néanmoins, alors que les objectifs du développement  durable  étaient  affirmés, la  SNCF  se  désengagea  des  activités de production d’énergies renouvelables. L’hydroélectricité, qui avait symbolisé le productivisme et l’intervention de l’État, changea progressivement d’image à mesure que les enjeux climatiques s’affirmèrent. Dans le cadre de la mise en place d’un marché national et européen de l’électricité, les capacités de production de la SHEM étaient évidemment décisives pour créer une concurrence à EDF. En outre, la SNCF avait des besoins de trésorerie pour réaliser les investissements dans le matériel roulant. C’est pourquoi la cession, d’abord d’une part de production en 2003 puis de la totalité de la filiale en 2007 à l’entreprise belge Electrabel, peut être interprétée comme la rencontre d’une volonté gouvernementale de mise en concurrence sur le marché de l’électricité et d’une stratégie d’entreprise cherchant à se focaliser sur le cœur du métier.

CONCLUSION

Face aux fumées des locomotives à vapeur, l’électricité est présentée comme une solution d’autant plus raisonnable que l’efficacité d’une production centralisée assure également la rentabilité de ce mode de traction. Lorsque le pétrole cher succéda au charbon rare comme argument, l’électricité fut de nouveau promue puisqu’elle permettait des économies d’énergie et une modernisation par le passage à la grande vitesse ferroviaire. Au temps du réchauffement climatique, encore une fois, l’électricité est considérée comme un atout pour ses faibles émissions de gaz à effet de serre.

Dans ces trois temps, définis par deux tournants environnementaux, l’électrification est toujours présentée comme la solution technique aux nuisances environnementales sans que l’origine de l’électricité, elle, ne soit jamais interrogée sous un angle environnemental. Centrales thermiques au charbon, au fuel ou d’origine nucléaires assurent une remarquable continuité dans l’alimentation énergétique du système ferroviaire français. Il serait toutefois trop facile de considérer cette permanence comme l’imposition d’une vision technocratique d’ingénieurs ou comme la seule inertie d’un système technique. Si les arguments techniques et économiques ont en effet toujours été mobilisés en faveur de l’imbrication entre électricité et environnement, les ingénieurs et hauts fonctionnaires partageaient une aspiration à l’amélioration de la vie quotidienne et à l’indépendance du pays.

Par ailleurs, en comparant la situation française avec celle des autres pays industrialisés, les relations systémiques entre énergie et mobilité conduisent à souligner les spécificités des modes de décision nationaux plus qu’à identifier une symbiose complète entre systèmes énergétiques et systèmes de mobilité.

Aujourd’hui, à rebours des discours des années 1970, l’origine de l’énergie est mise en avant (énergies renouvelables pour la traction électrique, carburant B100 comme alternative au diesel) intégrant partiellement les problématiques énergétiques dans la définition des modèles de mobilité.

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Notes de bas de page et citation

Pour citer ce billet, utilisez cet encadré plutôt que celui ci-bas, Romain Sanchez et Rails & histoire n’ayant que mis en ligne l’article d’Yves Bouvier avec son aimable autorisation :
Yves Bouvier (2024, 24 mai). 12 – La mise en environnement des infrastructures énergétiques ferroviaires, des années 1950 aux années 2000. Train et écologie, XIXe-XXIe siècles.

1. SNCF, Rapport annuel pour l’exercice 1971, p. 24. [↩]
2. Louis Armand, discours d’avril 1970, reproduit dans la Revue générale des chemins de fer, avril 1971, p. 313-317. [↩]
3. Les Transports en France 1972-1973 : évolution, comptes, charges des collectivités publiques, charges des usagers, Paris, INSEE, Service des affaires économiques internationales, 1975, p. 65-66. [↩]
4. Entretien télévisé de Pierre Messmer avec Jean-Marie Cavada, 6 mars 1974 (source : INA). [↩]
5. SNCF, rapport annuel pour l’exercice 1974, p. 13. [↩]
6. Les Amis de la Terre, L’écologie contre le chômage, Paris, La Découverte, 1984. [↩]
7. Jacques Bédel de Buzareingues, « Les beaux voyages du Trans- Europe-TGV », Le Monde, 2 septembre 1981. [↩]
8. Rapport de la commission des Finances du Sénat, séance du 21 novembre 1979, p. 30. [↩]
9. Comité exécutif du 19 janvier 1998. [↩]
10. « La politique des transports face au réchauffement mondial », Conférence européenne des ministres des Transports, Paris, CEMT-OCDE, 1993, 253 p. [↩]
11. Commission européenne COM(976) 412 final, du 30 juillet 1996. [↩]

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