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9 – Le réemploi ferroviaire. Renouvellement et continuité d’une pratique historique

Figure 1. Principe de circularité pour structurer le réemploi (source : Livret REAP, © AREP, 2018).

Le chemin de fer : deux siècles d’enjeux environnementaux. Actes du colloque de décembre 2021.

Intervention de Pauline DETAVERNIER, LIAT, AREP, et d’Alexandra STRIFFLING-MARCU, IPRAUS, AREP

Cet article constitue l’état d’avancement d’une recherche en cours, se voulant défricher un pan de l’histoire ferroviaire peu ou pas encore traité par les travaux académiques : celui du réemploi de matériaux de construction et de l’histoire de cette pratique au sein du réseau ferroviaire français.

Toutes deux chercheuses et architectes de l’agence AREP, filiale de la SNCF pour la conception de ses espaces de mobilité, nous portons de l’intérêt à l’histoire de cette pratique car elle fait écho à une initiative opérationnelle développée dans l’agence depuis 2018 : REAP.

L’équipe REAP (pour RÉemploi APpliqué) se donne pour objectif de mettre en place un cadre aux pratiques de réemploi, afin de les faciliter au sein des projets de l’agence, et structurer le réseau SNCF comme un gisement de matière. Elle reflète une position forte de la part d’AREP, portant un objectif d’architecture bas-carbone et de sobriété constructive. En effet, en économisant l’énergie nécessaire à la fabrication d’un matériau neuf, le réemploi constitue l’une des réponses à l’enjeu écologique qui touche le domaine de la construction comme celui des transports.

Ainsi, REAP fait le constat d’un possible gisement de réemploi très riche, les emprises SNCF formant un réseau sur l’ensemble du territoire (figure 1).

Mais ce potentiel n’est pas uniquement une réponse pertinente à nos enjeux écologiques contemporains : il a été identifié par les compagnies dès leurs origines. Dans quel contexte et sous quelles modalités a évolué cette pratique de réemploi ferroviaire ? Défricher cette généalogie du réemploi ferroviaire, c’est aussi apporter des pistes de réflexion scientifiques aux pratiques architecturales émergentes dans le secteur.

Nous nous attacherons, dans un premier temps, à replacer le réemploi ferroviaire dans un état de l’art et une histoire plus large du réemploi en architecture. Nous analyserons ensuite les caractéristiques d’informalité et de transmission orale de cette pratique cheminote. Une troisième partie exposera un certain nombre d’exemples, mettant le fer au cœur des pratiques de circularité. Enfin, nous développerons plus longuement l’exemple de la gare de Lille-Flandres, pour laquelle des sources inédites donnent un éclairage nouveau sur la structuration du réemploi ferroviaire.

Définition et repères historiques du réemploi : un état de l’art

Pour Jean-Marc Huygen, « le réemploi est l’acte par lequel on donne un nouvel usage à un objet existant tombé en désuétude, qui a perdu l’emploi pour lequel il avait été conçu et fabriqué » (Huygen, 2008, p. 11). Dans son acception actuelle, cette pratique est alors à différencier de la réutilisation, de la récupération, et du recyclage. Par la préservation de l’intégrité de l’objet, le réemploi permet un maintien de la mémoire de l’artefact et de son histoire1.

Dans cet article, nous entendrons par réemploi l’utilisation, dans le domaine ferroviaire, de même matériaux ou éléments de construction à plusieurs reprises et sur différents projets, en impliquant une transformation de leur usage. Plusieurs échelles de réemploi sont ici évoquées, de la traverse constitutive de l’infrastructure jusqu’au bâtiment dans son intégralité. En choisissant une définition large de la notion de réemploi, l’enjeu est de comprendre comment cette pratique questionne la mise en place d’actions techniques, sociales, économiques et comportementales de l’acte de construire.

La littérature scientifique traitant de la pratique du réemploi et de ses enjeux dans la société s’est développée de manière significative depuis une vingtaine d’années en Europe2. Ce sujet relativement récent dans les travaux académiques souligne néanmoins l’existence du réemploi sur une temporalité longue. Appliquée au champ de l’histoire du bâti, il apparaît que cette notion de réemploi (ou remploi) fait partie intégrante des usages et ce, dès les premières constructions vernaculaires (Choppin et Delon, 2014, p. 40). Si le terme n’est pas toujours mentionné, les opérations concrètes relèvent pourtant bien de cette logique : il s’agit de démonter l’existant tombé en désuétude pour pouvoir faire à nouveau usage des matériaux en les mettant en œuvre dans une nouvelle construction bâtie.  

Au Moyen-âge et jusqu’à l’entrée dans l’ère industrielle, le réemploi des matériaux représente la norme ; une forme de discernement prime, et les matériaux anciens sont parfois même préférés car « ils ont fait leurs preuves » (Idem). Il est alors moins coûteux sur tous les plans de réemployer un matériau, le prix estimé pour sa revente dépassant le coût de son démantèlement (Ghyoot et al., 2018, p. 29). Ainsi, les chantiers de démolition sont davantage des chantiers de dépose : les ouvriers travaillent du haut de l’édifice en redescendant progressivement, utilisant des outils dédiés au démantèlement soigneux des matériaux et à leur réfection. Ceux-ci sont ensuite vendus au détail ou en gros3 pour être mis en œuvre dans d’autres constructions.

Du XIXe au XXe siècle, un basculement s’opère : l’apparition de nouveaux matériaux, l’hygiénisme, le capitalisme consumériste, font du réemploi le synonyme de pauvreté (Hiygen, 2008, p. 31-32). La production de masse apporte l’idée qu’il faut jeter ce qui n’est plus utilisé pour consommer, et ainsi relancer l’économie (Bouchain, 2006). Au discernement se substitue alors une course effrénée à la croissance, à la production, à la vitesse. Le bilan économique jusqu’alors positif du réemploi s’inverse : les postes de dépose augmentent les coûts des chantiers. Trop de place et trop de temps y sont alloués, pour un prix de rachat des matériaux qui ne suffit plus à financer le dispositif. Les bâtiments sont donc démolis à l’aide de machines nouvellement développées, selon un principe de rapidité, et les matériaux réduits en déchet (Ghyoot et al., 2018, p. 29). La wrecking bar, outil en acier à l’extrémité aplatie permettant de désolidariser un mur maçonné, est remplacée par la boule de démolition, inventée par les frères Jacob et Albert Volk à la fin des années 1920 (Idem, p. 33).

Mais au prisme de l’enjeu de soutenabilité de nos mondes construits, érigé en nouveau paradigme par le rapport Brundtland4 et défi majeur de l’architecture du XXIe siècle, cette pratique délaissée revient aujourd’hui sur le devant de la scène.

Au sein de cet état de l’art de l’histoire du réemploi, peu d’écrits mentionnent le monde ferroviaire. Le développement des réseaux ferrés a pourtant ouvert une possibilité de changement d’échelle des pratiques de réemploi, en permettant d’acheminer des matériaux plus loin et en plus grand nombre. Ainsi, Julien Choppin et Nicola Delon (2014, p. 70) indiquent : « les chemins de fer allaient bientôt révolutionner le bâtiment. Le premier transfert d’un bâtiment entier fut celui de l’embarcadère du Nord, construit à Paris en 1846 ».

À ce sujet, il est par exemple intéressant de regarder comment s’est développée la ligne Paris-Cherbourg, depuis sa concession en 1846. La première portion construite du réseau, représentée en rouge sur la carte (figure 2), dispose d’un terminus en gare de Caen.

Figure 2. Prolongement de la ligne Paris-Cherbourg, en 1860 (source : Atlas des chemins de fer français, Compagnie de l’Ouest,1868. ©BNF/Gallica).

Un embarcadère dit « provisoire » y est construit. L’appellation, courante en cette fin de XIXe siècle, démontre bien la logique transitoire des constructions bâties sur un réseau en mouvement. Lors de l’ouverture de l’embranchement de la ligne reliant Cherbourg en 1860, représenté en bleu sur la carte, est construite la gare de Saint-Lô comme nouveau terminus. L’embarcadère provisoire de Caen est déposé afin de laisser place à une construction plus pérenne, et le bois de charpente est acheminé par le train pour servir de structure à la nouvelle gare de Saint-Lô.

La consolidation du réseau ferroviaire fait évoluer le statut des gares sur le réseau, et le rail nouvellement créé est mis à contribution pour acheminer les matériaux réemployés. En outre, nos premières recherches nous donnent à comprendre que les grandes phases historiques de l’histoire du réemploi, telles qu’elles sont mentionnées ci-avant, sont mises à l’œuvre de manière exemplaire dans le monde ferroviaire français.

Des ressorts économiques équivalents sont observés sur les chantiers mis en œuvre par les compagnies. Les Série des prix éditées par les compagnies constituent des sources précieuses pour comprendre l’enjeu économique du réemploi dans les projets ferroviaires. Nous appuyant sur l’exemple d’une Série de prix tels qu’ils sont pratiqués par la Compagnie des Chemins de Fer de l’Ouest en 18675, il apparaît que deux types de déposes sont envisagés : d’une part, une dépose soignée est chiffrée, comprenant éventuellement un désassemblage des parties et un nettoyage, puis descente au cordage du matériau en bas du chantier ; d’autre part, une dépose non soignée est également mentionnée « avec jet au lieu de descente », forcément moins onéreuse car moins précautionneuse. Pour ne citer que l’exemple du bois de chêne, lorsque celui-ci est jeté au lieu d’être descendu, le prix de la dépose au mètre cube est diminué d’un franc cinquante (tableau 1). Dans un deuxième temps, le réemploi de matériaux provenant des démolitions soignées est lui aussi chiffré. Le surcoût provoqué par la dépose et le stockage peut ainsi être compensé par une économie substantielle réalisée en évitant l’achat et l’approvisionnement d’un matériau neuf. Le choix de l’une ou l’autre des déposes, d’un réemploi ou non, s’inscrit alors dans une logique financière du projet.

La massification de la production des matériaux peut être considérée comme à l’origine d’une forme de délaissement de cette pratique, mettant à mal la logique économique sus-décrite. Des exemples ferroviaires frappants jalonnent le XXe siècle, où des démolitions parfois spectaculaires ont marqué les esprits.

C’est le cas à Paris. Les vastes opérations de rénovation urbaine réalisées pendant la période des Trente Glorieuses instaurent une rupture avec le passé dans l’urbanisme et dans la construction du cadre social des années 1950-1975 (Picon Lefebvre, 2003). La ville moderne se dessine à travers la mise en place de gestes architecturaux radicaux, comme la démolition dans les années 1960 de l’ancienne gare Montparnasse dans le cadre de l’opération de rénovation urbaine Maine-Montparnasse. Il n’est pas ici question de réemployer. Le photographe Henri Cartier-Bresson immortalise cette action symboliquement marquante en mettant en scène dans son cliché6 un bâtiment éventré, abattu, réduit en poussière. La nouvelle gare est construite à quelques centaines de mètres en amont et représente formellement la pensée fonctionnaliste. Elle « perd sa façade qui est assimilée désormais à celle de l’immeuble de bureau dont elle est le support » (Riot, 2015, p. 12). L’idéologie moderniste exacerbée de la période des Trente Glorieuses est peu compatible avec la pratique du réemploi dans le domaine ferroviaire, « cette vision de gares transfigurées par les activités tertiaires embrasse l’ensemble des grandes gares parisiennes. […] Elle [est] concrétisée pour le cas de Paris Montparnasse et partiellement réalisée dans le cas de la gare de Lyon. Pour les autres gares, elle connaîtra un coup d’arrêt au début des années 1970, coup d’arrêt porté par un mouvement […] de protection du patrimoine historique en réaction aux projets de réaménagement » (idem).

Aujourd’hui, la qualité de réseau se déployant sur l’ensemble du territoire français fait du monde ferroviaire un champ d’expérimentation privilégié pour la mise en œuvre d’un processus de réemploi généralisé, les gisements étant, de fait, conséquents. Une difficulté importante pour exploiter ces gisements reste néanmoins l’évolution du cadre social lié à cette pratique.

Le réemploi ferroviaire, une culture de l’oralité et de l’informalité

Une caractéristique majeure du réemploi, vérifiée dans le domaine ferroviaire, est l’importance de l’informalité dans son exécution. La collecte des sources effectuée dans le cadre de cette recherche a permis de souligner la prédominance de la transmission orale des initiatives de réemploi. Cette particularité demande nécessairement une adaptation de la méthodologie de recherche. Le manque de sources écrites ou d’archives officielles témoignant des modalités ou de la récurrence de cette pratique – pourtant généralisée dans le domaine du bâtiment – informe sur deux traits constitutifs de la culture cheminote. Le premier est la connaissance fine des sites et des ressources développées par une culture du « réseau » établie sur des « modes de transmission des savoirs fondés sur les relations directes entre les générations (…) et la définition des normes et des règles écrites ou tacites qui s’imposent à tous » (Caron, 2007). Des corps de métier très différents cohabitent dans l’entreprise ferroviaire, et c’est ce réseau qui « constitue l’élément unificateur de ces cultures diverses »7. La complémentarité des connaissances professionnelles permet alors de favoriser certaines actions de réemploi ou de conservation des matériaux usagés, notamment par le stockage : « Dans les équipes de maintenance, qui ont souvent de petits budgets, le réflexe de stocker du mobilier ancien par exemple se fait beaucoup car elles ont une connaissance du foncier et donc des lieux qui peuvent permettre le stockage »8.

Le second trait, celui de la mémoire cheminote, s’inscrit en complément des problématiques liées au premier et souligne la difficulté de maintenir une connaissance ferroviaire générée spontanément par les acteurs : « J’ai pas mal d’exemples de cheminots qui sont restés toute leur carrière dans le même contexte, ce qui facilite l’accumulation de cette connaissance. […] Je suis tombé sur des gens déjà âgés à l’époque. Tout ce réseau a permis de partager et d’entendre des témoignages sur la pratique du réemploi, car effectivement il y a très peu d’écrits »9.

Ce mode opératoire soulève la problématique du manque de traçabilité des actions entreprises. Si le réemploi est pratiqué dans le domaine ferroviaire depuis l’apparition du chemin de fer, il est aujourd’hui difficile de le quantifier et d’évaluer son évolution historique, la culture de l’oralité ayant complexifié les procédés de maintien de la mémoire autour de ce sujet : « Il existe de nombreux projets où l’on a pratiqué le réemploi, surtout pour l’infrastructure, mais de manière très informelle. L’absence de traces ou de normes rend difficile l’évaluation de la récurrence de cette pratique. Beaucoup de choses se font encore aujourd’hui par les équipes de maintenance, par exemple, sur le terrain, qui font de petites actions diverses »10.

Le succès de la pratique du réemploi relève donc en partie du contournement des contraintes structurelles générées par un cadre institutionnel normé, qui parfois ralentit ou paralyse le processus. « Certaines actions menées de manière plus informelle se concrétisent parfois, alors que nous ne pouvons pas faire aboutir certains projets à cause des contrôles »11. Cependant, l’officialisation de cette pratique permet de règlementer des initiatives spontanées pouvant parfois nuire involontairement à l’environnement et à la santé publique. À ce sujet, l’exemple des traverses en bois illustre ce paradoxe : longtemps réutilisées par les cheminots pour délimiter des parcelles ferroviaires ou pour un usage personnel, des tests réalisés sur le bois ont révélé que leur traitement à la créosote était en réalité polluant pour les sols. Le manque de connaissance sur la toxicité de ce produit a occasionné l’utilisation massive des traverses dans les jardins et sites paysagers et a ainsi renforcé la contamination des sols. L’instauration de contrôles effectués sur les matériaux et la normalisation du domaine de la construction permettent de cadrer et faire correspondre le réemploi aux exigences environnementales et sanitaires actuelles. L’évolution des normes du bâtiment et des techniques de fabrication des matériaux influe donc sur l’évolution de la pratique du réemploi elle-même. Ce constat se vérifie également quand on appréhende cette évolution sur le temps long, comme en atteste l’usage renforcé du fer au XIXe siècle.

Le fer, gisement de réemploi privilégié

L’utilisation du fer dans le domaine ferroviaire, pour les bâtiments comme pour l’infrastructure, s’intègre dans l’évolution des progrès techniques liés à la maîtrise de ce matériau au XIXe siècle. Son emploi est intrinsèquement lié au développement du train, à tel point qu’à « l’apogée de l’effort ferroviaire français, entre 1850 et 1880, ce secteur [absorbe] jusqu’à près du quart de la production nationale de fer (et jusqu’à 80 % de celle de l’acier une fois sa production passée au stade industriel), soit une proportion restée depuis lors inégalée par aucun autre, y compris la construction automobile » (Benoit, 1994, p. 99). Cette production massive de fer résulte de l’intégration de nouveaux procédés techniques, comme le laminage, utilisé aussi bien pour la fabrication des rails que pour le bâtiment. La standardisation des pièces produites apporte une flexibilité quant aux possibilités de leur destination. La construction urbaine (qui intègre les gares) et le domaine ferroviaire sont les deux secteurs les plus demandeurs de la production de fer. Ces « deux marchés […] sont techniquement proches et souvent même associés, dans la mesure où les productions correspondantes […] sont fréquemment assurées par les mêmes usines » (idem, p. 101). L’augmentation de l’utilisation du fer dans la construction favorise ainsi progressivement la maitrise de ce matériau plus facilement manipulable que la pierre.

À l’échelle de l’édifice, l’amplification possible des portées permet de concevoir des structures plus importantes et légères. L’industrialisation des éléments de construction ainsi que le type d’assemblage de ces derniers facilitent le démontage et le remontage des pièces. On trouve ainsi un certain nombre d’exemples de halles métalliques réemployées. L’adaptabilité de ces structures est telle que les documents d’assemblage sont parfois gardés identiques d’un site à l’autre. C’est le cas notamment pour la grande halle voyageurs (Émile et Veston, 2020) de Saint-Germain-des-Fossés réutilisée à Valence. Le nom de la première gare a simplement été rayé des documents officiels pour y inscrire celui de la seconde (figure 3).

Figure 3. Extrait du plan d’assemblage de la GHV de la gare de Saint-Germain-des-Fossés réutilisé en gare de Valence (source : archives AREP Lyon, 1907).

Par ailleurs, le démontage des halles est également pratiqué avec une démarche de sauvegarde sans pour autant avoir nécessairement un site défini pour le déplacement de la structure. Le stockage des éléments constructifs est alors entrepris, comme à Nice où la halle de l’ancienne gare du Sud a été déposée et stockée afin de privilégier la mise en veille plutôt que la démolition de l’ensemble (figure 4).

Figure 4. Éléments de la halle de l’ancienne gare du Sud, déposés et stockés à Nice (cliché : © Benoit Stehelin pour l’agence T/E/S/S, 2012).

En ce qui concerne l’infrastructure ferroviaire, son développement, permis grâce à la standardisation de la production des pièces, fournit également une grande quantité de matière exploitable. La contrainte économique de l’exploitation du chemin de fer amène parfois les compagnies ferroviaires à faire preuve d’ingéniosité en pratiquant le réemploi. C’est le cas notamment de celle du Midi, qui doit faire face à des difficultés financières liées entre autres à son enclavement territorial. Elle réutilise les rails usagés de son réseau pour réaliser des portes caténaires ogivaux, encore aujourd’hui facilement identifiables sur certaines lignes comme celle de Bordeaux à Arcachon (figure 5).

Figure 5. Caténaire ogival en gare de Gujan-Mestras, ligne Bordeaux-Arcachon (cliché : Pauline Detavernier, 2021).

La gare de Lille-Flandres : acceptation, adaptation

La première gare du Nord, à Paris, est conçue par l’architecte Léonce Reynaud et ouverte au public le 14 juin 1846. Lorsque les études pour le nouveau bâtiment-voyageurs de Jacques-Ignace Hittorff commencent en 1858 (le bâtiment, que l’on connaît encore aujourd’hui est ouvert au public en 1864), la construction en pierre n’a que douze ans. Parallèlement, c’est dans ces mêmes années 1860-1864 qu’est discuté l’agrandissement de l’autre gare tête de ligne, celle de Lille-Flandres (Bowie, 1987). C’est par cette conjoncture de besoins que la Compagnie des chemins de fer du Nord imagine le réemploi de la façade parisienne, démontée pierre par pierre et acheminée par le train à Lille pour y être remise en œuvre (figure 6).

Figure 6. La gare de Lille Flandres, façade principale (cliché : Mathieu Lee Vigneau, SNCF Gares & Connexions, AREP, 2016).

Lors d’une séance du conseil municipal de la ville de Lille, le 22 février 1864, le contenu de la proposition de la Compagnie des chemins de fer du Nord soulève l’indignation générale dans l’assemblée : « L’opinion demande si ces défroques de la capitale constituent une gare véritablement monumentale, alors qu’on n’y rajoute ni colonnes, ni porches, ni marquises »12.

Les pierres de la façade de la gare du Nord sont numérotées et leur appareillage pris en note (figure 7), avant d’être déposées et acheminées par le train à l’autre bout de la ligne, à Lille.

Figure 7. Élévation de la façade de l’ancienne gare de Paris, 1864 (source : archives SNCF, AREP, Lille, SNCF00007001).

Afin d’offrir aux Lillois la monumentalité réclamée, des modifications sont apportées à l’ancienne façade : un étage est ajouté, ainsi qu’une horloge, signal urbain de la rigueur ferroviaire (figure 8).

Figure 8. Modifications apportées à l’ancienne façade de la gare du Nord à Paris pour son réemploi à Lille (source : Historique de la gare Lille Flandres, archives AREP, Paris, 1992).

Cette adaptation implique de créer une centralité symétrique, et un pilier est ainsi ajouté à la façade réemployée, portant à un chiffre impair le nombre de ses arcades. Les documents graphiques du projet usent d’un code couleur dédié, repérant sur plans et élévations par des hachures « les parties de construction existantes avec lesquelles on se raccorde »13, par une teinte noire « les parties de construction à exécuter en matériaux provenant de la gare de Paris », en vermillon celles « à faire en maçonnerie de pierre », et enfin en rose celles à construire en « briques ».

En effet, seule la façade est en pierre, réemployée ou neuve. Se greffent à son dos les cloisons intérieures en briques, dont la mise en œuvre nécessite elle aussi un ajustement du matériau parisien. L’élévation indique ainsi que « le réemploi de cette pile comporte le refouillement des harpes à l’intérieur pour la jonction du nouveau mur de finition de la salle des pas perdus »14.

Enfin, ces documents nous donnent aussi à comprendre comment les seuils ont dû être adaptés aux altimétries du terrain lillois (figure 9) : le premier lit de maçonnerie (pierres notées A) est enterré de moitié, et le seuil « en bois de Paris » est complété par des « seuils nouveaux en pierre de Soignies »15.

Figure 9. Extrait de l’élévation de la façade de l’ancienne gare de Paris […] avec indications spéciales relatives à l’agencement des nouveaux seuils en pierre de Soignies, 1864 (source : archives SNCF, AREP, Lille, SNCF00007001).

Ces adaptations démontrent un savoir-faire artisan dans la mise en œuvre de ce réemploi, qui ne constitue jamais simplement une repose à l’identique.

Le réemploi de la façade parisienne est mentionné à plusieurs reprises dans des travaux scientifiques dressant l’histoire de la gare Lille-Flandres (Lussien-Maisonneuve, 1980). Ces documents d’archives nous permettent de mieux en saisir les enjeux, les pratiques et leur réception. Ils mettent également en avant que ce n’est pas uniquement la façade qui a été réemployée, mais aussi un certain nombre d’éléments connexes, comme le système d’illumination artificielle de celle-ci : deux étoiles et cinquante mètres de « vieille canalisation restaurée et reposée »16 (figure 10).

Figure 10. Élévation à main levée de la façade de la gare de Lille-Flandres avec indications spéciales relatives au réemploi des illuminations de l’ancienne gare du Nord à Paris, 1868 (source : archives SNCF, AREP, Lille, SNCF00007001).

Par ailleurs, outre le réemploi notable de la façade en 1864, les documents d’archives révèlent également certaines informations inédites sur la récurrence de la pratique du réemploi dans la gare de Lille-Flandres. Les documents graphiques élaborés au moment des différentes phases de travaux d’agrandissement de la gare de Lille-Flandres mentionnent explicitement les éléments du second-œuvre et du mobilier à déposer et réemployer dans les espaces existants. En 1868, le projet de réfection du salon de réception prévoit « des cheminées en marbre réemployé » quand le projet dessiné en 1888 notifie que « les châssis de la façade à démolir […] seront réemployés ». Portes, cheminées, établis, poêles, ardoises : une multitude d’éléments existants sont destinés à être réutilisés dans cette phase de travaux (figure 11).

Figure 11. Plan du rez-de-chaussée de la gare de Lille-Flandres, projeté (extrait). Travaux d’agrandissement de 1888, où des indications mentionnent le réemploi d’éléments de la gare existante (source : archives SNCF, AREP, Lille, SNCF00054002).

L’exemple de Lille-Flandres réunit un certain nombre de données permettant d’affirmer que la pratique du réemploi n’a pas été anecdotique pour cette gare et laisse également présumer que ce procédé, loin d’être isolé, s’inscrit au contraire dans un système structuré. En effet, il est également spécifié dans les documents historiques que certains éléments doivent être acheminés jusqu’à un lieu de stockage. Les annotations comme « cheminée à déposer et ranger en magasin » ou encore « on enlèvera avec soin les chaînes actuelles […] pour renvoi au magasin de Paris où il y a réemploi »17 sous-entendent l’existence d’une circulation des matériaux vers des lieux de stockage centralisés ou « magasins ». La démarche de REAP pour constituer un réseau d’acteurs et de matière à réemployer s’inscrit dans une continuité des méthodes utilisées au XIXe siècle dans le domaine ferroviaire.

Conclusion

Ainsi, nous avons voulu mettre en valeur dans cet article l’évolution de la perception du réemploi. Si cette pratique, considérée comme peu avantageuse, tombe en désuétude au XXe siècle, les exemples développés ici témoignent néanmoins de sa récurrence dans le domaine ferroviaire et ce, dès l’apparition du chemin de fer au XIXe siècle. Deux échelles de réemploi coexistent parallèlement et sont ici soulignées, l’une générée par le bas, et l’autre orchestrée par le haut. La première se caractérise par l’informalité des actions menées, souvent initiées spontanément par des acteurs ayant une excellente connaissance des sites. Le manque de documents écrits et, par conséquent, de traçabilité de cette pratique fait ressortir la fragilité de sa mémoire et l’importance du témoignage oral dans sa compréhension historique. La poursuite de cette recherche, par la réalisation d’entretiens relatant ce sujet, pourrait alors s’inscrire dans la démarche entamée par l’association Rails et histoire en 2003 pour collecter les témoignages oraux de la mémoire ferroviaire et qui cherche à préserver avec différents outils la complexité de la culture cheminote.

La seconde échelle ici mise en valeur est celle d’une orchestration organisée à l’échelle d’un territoire. En effet, les documents d’archives montrent que le réemploi, courant sur les chantiers au XIXe siècle, notamment pour le second-œuvre et le mobilier, est structuré, chiffré, spatialisé. Le rail permet le développement de cette pratique à une plus vaste échelle, d’une gare à l’autre du réseau. Il offre également la possibilité de centraliser les matériaux disponibles en les acheminant jusqu’aux « magasins » des compagnies ferroviaires. Ce système fait preuve d’une véritable structuration, structuration que l’équipe REAP essaie aujourd’hui de mettre en place, en cherchant à créer des « plateformes » SNCF de réemploi. En cela, le concept de magasin interroge sur les conditions de sa mise en place, son développement et son déclin. Comment était structurée cette centralisation, et quand s’est-elle arrêtée ? La compréhension de ce système opérationnel oublié, en de nombreux points similaire à la démarche initiée aujourd’hui par REAP, peut apporter un nouvel éclairage aux enjeux actuels du réemploi dans la construction.


Bibliographie

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Notes de bas de page

Pour citer ce billet, utilisez cet encadré plutôt que celui ci-bas, Romain Sanchez et Rails & histoire n’ayant que mis en ligne l’article de Pauline Detavernier et Alexandrina Striffling avec leur aimable autorisation :
Pauline DETAVERNIER et Alexandra STRIFFLING-MARCU (2024, 25 janvier). 9 – Le réemploi ferroviaire. Renouvellement et continuité d’une pratique historique. Train et écologie, XIXe-XXIe siècles. Consulté à l’adresse https://doi.org/10.58079/vo4p

  1. Voir à ce sujet Gasnier (2018). L’auteure interroge notamment les modes de conservation et de valorisation des objets techniques dans une démarche de renouvellement. []
  2. Les recherches doctorales mentionnant le terme de « réemploi » dans leur résumé de travaux apparaissent au début des années 2000 et augmentent significativement entre 2010 et 2020. Données extraites depuis le site thèses.fr. []
  3. Citons notamment l’entrepreneur Achille Picard, qui fait alors référence en la matière. []
  4. Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies, présidée par Gro Harlem Brundtland, 1987, Our Common Future (dit « rapport Bruntland »). []
  5. Compagnie des Chemins de fer de l’Ouest, 1867, Série des prix, « Charpente. Ouvrages en bois vieux », p. 93, BNF/Gallica. [En ligne]. Disponible sur : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65135418?rk=21459;2 []
  6. Cartier-Bresson, Henri, Démolition de la Gare Montparnasse, 1969, tirage argentique, 30,5 x 41,2 cm, musée Carnavalet. []
  7. Ibid. []
  8. Louise François, responsable AREP de l’initiative REAP, entretien semi-directif du 27/07/2021. []
  9. Lionel Treussard, responsable du pilotage des projets régionaux, Gares & Connexions, entretien semi-directif du 10/09/2021. []
  10. Louise François, responsable AREP de l’initiative REAP, entretien semi-directif du 27/07/2021. []
  11. Louise François, responsable AREP de l’initiative REAP, entretien semi-directif du 27/07/2021. []
  12. Séance du conseil municipal de la ville de Lille, 22 février 1864. Procès-verbaux du Conseil municipal (1790-1982). [En ligne]. Disponible sur : https://archives.lille.fr/ []
  13. Légende du Plan du Rez-de-Chaussée, projeté, 1865, Archives SNCF, Lille (SNCF00007001). []
  14. Annotations de : Élévation de la façade de l’ancienne gare de Paris […] avec indications spéciales relatives à l’agencement des nouveaux seuils en pierre de Soignies, 1864, archives SNCF, Lille (SNCF00007001). []
  15. Ibid []
  16. Annotations de : Élévation à main levée de la façade de la gare de Lille-Flandres avec indications spéciales relatives au réemploi des illuminations de l’ancienne gare du Nord à Paris, 1868, archives SNCF, Lille (SNCF00007001). []
  17. Plan du rez-de-chaussée de la gare de Lille-Flandres, projeté. Travaux d’agrandissement de 1888, où des indications mentionnent le réemploi d’éléments de la gare existante. Archives SNCF, AREP, Lille (SNCF00054002). []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Romain Sanchez (25 janvier 2024). 9 – Le réemploi ferroviaire. Renouvellement et continuité d’une pratique historique. Train et écologie, XIXe-XXIe siècles. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/vo4p


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