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6 – Une histoire ferroviaire de la palette de manutention (1951-1980) : Archimède et le rêve avorté d’une économie circulaire du bois

Cet article s’inscrit dans le cadre de la mise en ligne des actes du colloque “Le chemin de fer : deux siècles d’enjeux environnementaux”, qui s’est tenu aux Archives du département du Rhône et de la métropole de Lyon, les 1er et 2 décembre 2021. Ceux-ci ont été publiés en version papier au sein de La Revue d’histoire des chemins de fer n°57, disponible à l’achat sur le site internet de Rails & histoire.

Gare d’Austerlitz, 30/12/1920 : manutentionnaires au travail (source : Gallica, Bibliothèque nationale de France, photographie de presse, agence Rol).

Le chemin de fer : deux siècles d’enjeux environnementaux. Actes du colloque de décembre 2021.

Intervention de Gaëtan LEVILLAIN, doctorant, université de Nantes.

Depuis les années 1990, la palette de manutention est partout. Ce plancher de bois surélevé, pour permettre le passage des fourches d’un chariot élévateur ou d’un transpalette, est devenu indispensable et omniprésent dans la moindre opération de stockage, de manutention et de transport. Tout comme le conteneur a rendu « l’espace plus petit et l’économie plus grande » (Levinson, 2016), la palette incarne la démultiplication du fret intérieur1.

Or, par sa nature matérielle et par son importance économique, la palette présente un triple enjeu environnemental. Premièrement, comme « petite technologie aux grands effets » (Edgerton, 2013), elle favorise la grande accélération de la logistique de la seconde moitié du XXe siècle, en accentuant la circulation des marchandises : elle contribue à l’augmentation du métabolisme des sociétés industrielles, toujours plus consommatrices d’énergie et de matière (Magalhães et al., 2019). Deuxièmement, comme objet de consommation intermédiaire, elle connecte logistique et forêt : quantitativement, la palette représente, dans les années 1990, entre 15 et 20 % du bois scié en France, et qualitativement, le bois demandé est bon marché et léger ; la palette exige des forêts « cheap », selon l’expression de Jason Moore (2016), un écosystème fragilisé pour produire du bois de qualité médiocre. Troisièmement, la perception industrielle de la palette oscille entre bien d’équipement durable et emballage jetable : un usage plus ou moins consommateur de bois.

Dans l’histoire de la palettisation en France, le rail a un rôle important. Premier transporteur de France à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) diffuse la palette à partir des années 1950, forte de son autorité morale d’experte de la manutention et d’entreprise publique. Diffusion également d’une certaine perception de la palette, sur laquelle la SNCF a imprimé une marque saillante : la raison modernisatrice de l’après-guerre entreprend la défense d’une économie circulaire de la palette face à une route gaspilleuse. C’est ce que l’on perçoit dans la manière dont le rail a imposé la palette comme standard de la manutention. Pourtant, le récit standard de la modernisation se centre sur son efficacité par tête, par la baisse du coût moyen de la manutention. Ce récit est juste à l’échelle du demi-siècle, mais ne postule-t-il pas d’emblée une pleine confiance et une pleine certitude à l’égard de la palettisation ? Sur le temps court, dans les contingences de techniques balbutiantes, y a-t-il vraiment une force intrinsèque de l’efficacité de la palette ? Au contraire, la SNCF démontre, de 1951 à 1981, un volontarisme acharné et à perte de diffusion de la palette : plus que convaincre, il s’agit de convertir à la palette.

La palettisation, technique efficace donc inéluctable ?
Le récit technicien : la palette, « brouette des temps modernes »

Persuader du bien-fondé de la palette ne semble pourtant pas être une nécessité à la lecture du récit technicien de la palette. Elle est décrite comme l’acte de naissance véritable d’un systèmecomplet de manutention mécanique. Avant la palettisation, la manutention mécanique recouvre une très grande variété de procédés et de machines, mais elle est inscrite dans un lieu particulier à haute concentration de capital : l’usine et ses palans à chaînes et ses convoyeurs, la mine et ses berlines et ses vis sans fin, ou le port et ses grues. Le milieu ferroviaire s’est employé de longue date à augmenter sa productivité au moyen d’outils mécaniques (Prévot, 2006), avec des réussites et des échecs, comme en témoignent les tentatives avortées de chariots de quais électriques, entre 1900 et 1903. En revanche, la palette puis le conteneur permettent quant à eux la généralisation de la manutention mécanique, qui n’est plus restreinte dans un lieu bien délimité. La « rupture de charge » devient l’ennemi numéro un de la modernisation des flux : entre le producteur et le distributeur, chaque chargement/déchargement de la marchandise défait son unité et l’immobilise. Plutôt qu’une unité manipulable par la seule force de manutentionnaires comme les caisses et les sacs (figure 1), la palette standardise un volume de charge mécanique manipulable par un engin à fourche. Sa force repose sur une idée simple : un chariot dont le fond est solidaire non pas de l’outil mais de la charge transportée. En 1982, le jeune directeur de Manustock, Jean-Pierre Masse, résume les trente dernières années de modernisation de la manutention en faisant de la palette la « brouette des temps modernes » : « Quand les logisticiens parlent aujourd’hui de charge unitaire, ils pensent forcément palette. Chacun est conscient que ce support “bien pensé” est forcément le trait d’union, le dénominateur commun permettant le maximum d’économie par la réduction des coûts de manutention, de rupture de charges de stockage, de transport et de distribution. La palette reste un des concepts centraux du cycle logistique » (Masse, 1982).

Hormis les palettes laissées par la logistique américaine en 1945 (Gropman, 1997), la palette n’apparaît en France que dans l’après-guerre, avec la première palette française de marque Manustock, présente au salon de l’emballage, en 1946. Au même moment, le chariot élévateur se diffuse en Europe, par importation américaine puis grâce à la marque française Fenwick et à sa gamme King, en 1948. Ces technologies ont pourtant déjà plus de 20 ans2, elles sont coproduites aux États-Unis pendant la Première Guerre mondiale. Cette métamorphose des transports est donc principalement importée plutôt qu’issue d’innovations locales, et le plan Marshall est le catalyseur financier de cette transformation (Bossuat, 2001). Contrairement au récit de l’épopée de la palette, la palettisation du transport de détail n’est pas l’irruption de la machine dans une activité manuelle, elle s’opère dans un contexte de mécanisation avancée. Toutefois, elle permet l’extension de la manutention mécanique par un couple technique – chariot-palette ou transpalette-palette – moins cher et plus souple d’usage localement que les complexes infrastructurels des usines. Ce faisant, elle permet de proposer la généralisation d’un système entièrement mécanisé de manutention : le stockage et la distribution de charges unitaires. Ce récit de la diffusion de la « brouette des temps modernes » impute à la modernisation un caractère inéluctable qui laisse entendre que la baisse des coûts économiques est une efficacité intrinsèque déterminante.

Gare d’Austerlitz, 30/12/1920 : entrepôt des marchandises (source : Gallica, Bibliothèque nationale de France, photographie de presse, agence Rol).

Matière et énergie au service de la révolution logistique : l’inexorable dépense ?

Dans l’après-guerre, le transport, rail en tête, est déjà intimement lié au bois, qui est le « matériau traditionnel » (P. de F., 1950) de l’emballage. Aux vanneries, sacs de jute et caisses de bois, que l’on peut observer dans la manutention du détail à la gare d’Austerlitz au début des années 1920, la mécanisation de la manutention de l’après-guerre propose la palette jonchée de cartons et de sacs. Plus qu’une connexion aux forêts, la palette est donc une reconfiguration des usages du matériau. Mais cette transformation des emballages permet-elle une réduction de leur empreinte matérielle et énergétique ?

Pour le mesurer, on peut opposer un conditionnement à manutention manuelle, comme les caisses en bois, et un conditionnement palettisé, comme une palette chargée de cartons. Dans le premier cas, des caisses en bois de dimension 49 x 42 cm et d’une hauteur de 35 cm – un standard pour le transport des bouteilles de 1 litre –, figurent parmi les emballages manuels les plus lourds, avec 3 kg de bois par boîte. Dans le deuxième cas, une palette EUR (25 kg) peut contenir 24 cartons ondulés, de 850 g chacun, s’ils sont d’une seule épaisseur et de même dimension que les caisses en bois, disposés sur quatre étages. La charge manuelle, 72 kg, est 60 % plus lourde que la charge palettisée, 45 kg. Malgré cet avantage de masse, la dépense énergétique nécessaire à la fabrication est bien plus importante du côté de la palette et de ses cartons.

En effet, en 1953, la fabrication de 1 kg de carton suppose une dépense de 3,5 kWh d’électricité, 2,8 kg de charbon et 0,6 kg de fioul, tandis que 1 kg de bois fini dans une industrie relativement moins mécanisée représente seulement 0,021 kWh d’énergie électrique en moyenne et jusqu’à 0,16 kWh dans les ateliers les plus mécanisés. La production d’une palette et ses cartons représente ainsi 11 kWh d’énergie électrique, 57 kg de charbon et 13 litres de fioul3, tandis que celle du même volume en caisses de bois représente entre 1,5 et 11,5 kWh d’énergie électrique (Blais, 1956) : une conception entre 57 et 420 fois plus énergivore avec les standards de production en 1953 pour deux volumes d’emballages équivalents4. En 1974, avec le déploiement de la mécanisation du travail du bois5 et les optimisations matérielles et énergétiques de l’industrie du carton6, la conception de la palette et surtout de ses cartons n’est que neuf fois plus énergivore.

Ces données n’isolent pas le processus de fabrication en lui-même : dégagé à partir des moyennes nationales de consommation d’énergie par secteur, elles représentent une partie de l’énergie indirecte de la fabrication, comme l’éclairage de l’usine ou le chauffage des salles de réunions des ingénieurs. Ainsi, le remplacement des emballages traditionnels par l’emballage palettisé témoigne d’une augmentation des dépenses énergétiques nécessaires à la conception de ces emballages, principalement du fait du carton : comme produits industriels, ils reposent sur un complexe de machines plus important que l’industrie du bois.

La quantification énergétique des procédés de fabrication des emballages ne suffit pas à démontrer l’augmentation de la consommation d’énergie grise du fret7. La différence de poids entre le volume palettisé et les caisses de bois, 26,6 kg d’emballage pur, pourrait entraîner une baisse de la consommation énergétique de son transport, qui compenserait sa fabrication. En 1953, la palette et ses cartons consomment 475 kWh de plus que le bois, et l’énergie finale consommée pour 100 tonnes-kilomètres par le réseau ferroviaire français est de l’ordre de 13,4 kWh8. Il faudrait donc que la palette parcoure au moins 133 000 kilomètres de plus que les caisses en bois, soit 3,3 fois le tour de la terre, pour qu’une fraction de son énergie grise soit compensée par son efficacité dans les transports. En 1973, la palette et ses cartons consomment 254 kWh de plus que les caisses en bois, et l’énergie finale consommée pour 100 tonnes-kilomètres par le réseau ferroviaire français est de l’ordre de 7,0 kWh9 : la palette doit encore parcourir 134 000 kilomètres de plus que les caisses en bois pour devenir énergétiquement rentable. En aucun cas, le système de la palette ne peut prétendre être plus économe en énergie que le complexe d’emballage qu’il supplante.

À cette empreinte énergétique s’ajoute l’effet rebond de l’efficacité économique : les baisses des coûts de la manutention entraînent une augmentation considérable du flux de marchandises. On passe de 44 milliards de tonnes-kilométriques pour le trafic intérieur en 1950 à 182 milliards en 1974. Si les caisses en bois représentent jusqu’à 6 % des sciages produits en France dans les années 1960, les palettes atteignent ce niveau dès les années 1970, traversent l’augmentation du cours du bois avec le choc pétrolier, puis atteignent 15 à 20 % des sciages dans les années 1990. La demande en bois du fret est donc toujours croissante, renforcée par l’omniprésence du carton, que la SNCF promeut comme matériau d’emballage dès 1950 au salon de l’emballage : « Et pour terminer, parlons du point sensible de ce salon : il était localisé au stand S.N.C.F. où l’on voyait en bonne place l’emballage carton, agréé par cette société, alors que l’emballage bois se trouvait beaucoup trop modestement représenté uniquement par une cagette à légumes, emballage perdu. Ainsi, le bois, matériau traditionnel d’emballage, n’a pas pu gagner jusqu’à présent la bataille de la qualité et de la normalisation. Il se doit de faire un très gros effort dans ce sens, et les caissiers français doivent être convaincus de l’importance de leur rôle et du caractère irremplaçable de leur production » (P. de F., 1950).

Ainsi, la pression matérielle sur les écosystèmes forestiers a augmenté aussi bien en valeur absolue qu’en proportion. L’augmentation du trafic de marchandise par la palettisation accompagne donc la mise en productivité des forêts de l’après-guerre : l’enrésinement et ses oppositions (Noirfalise, 1968), les peupleraies en monocultures, les coupes rases, la catégorisation comme bois secondaire((Cette dimension aurait fait l’objet de traitement particulièrement intéressant, mais aucune source n’a été identifiée pour le moment qui permette une histoire à l’échelle locale de la forêt à la production de palette en rapport avec le rail.)).

L’emballage en bois, une consommation de matière en croissance absolue et relative marquée par la palettisation (source : Syndicat national de l’industrie et des services de la palette bois (SYPAL), INSEE).

La SNCF, ambassadrice d’une accélération des flux

Bien sûr, le procès en empreinte matérielle souffre d’anachronisme : on a beau jeu de rétorquer qu’on ne palettise pas pour faire de l’efficacité énergétique et matérielle, mais parce que c’est moins cher. Cette téléologie par les coûts économiques rend-elle une image fidèle du déploiement de la palette ? En l’étudiant par le prisme de la SNCF, on peut reconstituer les circonvolutions et la foi, parfois bigote, dans la modernisation. Centrale, celle-ci ne l’est pas tant par le volume de palettes mobilisées que par un triple rôle : un rôle précurseur d’aménageur d’entrepôts et de trafic palettisé, un rôle de propagandiste infatigable de ses vertus, souvent à perte, et enfin, un rôle de modèle de standardisation et de bonne gestion, non pas économique mais matérielle.

Jusqu’aux années 1950, la diffusion de la palette est relativement timide. Le rail donne le coup d’envoi et répond à une faible demande par son premier tarif pour « transports palettisés » n° 114 en 195110. Habituée à effectuer elle-même les manutentions, la SNCF préconise une « manutention sous halle », une palettisation dite « technique » effectuée par des manutentionnaires du rail. Dès 1951, les gares sont enjointes à engager des dépenses pour « travaux de palettisation », qui ne se réduisent pas à l’achat de matériel mais consistent plutôt en des ajustements infrastructurels comme le rehaussement des quais à marchandises pour assurer la hauteur standardisée de 1,15 m11. Le directeur du service central du mouvement le demande ainsi au chef de service de l’exploitation de la région Est : « Or de nombreux quais n’ont pas cette cote et vous n’ignorez pas les difficultés éprouvées par les gares du fait de la dénivellation entre le quai et le plancher des wagons, difficultés qui ne pourront que s’accroître au fur et à mesure de la mécanisation des moyens de manutention et notamment de la palettisation. En conséquence, il y a lieu de faire procéder systématiquement à la mise à la cote […] cette révision devra être réalisée dans les deux exercices à venir, mais une priorité sera à accorder aux gares que vous aurez désignées pour entreprendre des essais de palettisation »12.

En parallèle de la mise en place effective de la palettisation, la SNCF mène une série d’expérimentations, dans ses entrepôts et dans ses halles, pour la palettisation des expéditions de détails, en 195413. Les magasins de la gare de Batignolles, dans le 17e arrondissement de Paris, font partie des témoins de cet intérêt précoce : la palette s’y déploie dès l’immédiat après-guerre pour la manutention et le stockage (Devalque, 1955). Notons d’emblée que le tarif n° 114 est «  préférentiel », « celui-ci accorde aux utilisateurs [des] avantages appréciables […] qui contribuent efficacement à la vulgarisation de cette méthode moderne de manutention » (SNCF, 1957).

En tant qu’experte en la matière, la SNCF se plie à un important travail de diffusion de la palette. Soutenue par le Commissariat général à la productivité de Gabriel Ardant (1954-1959), la SNCF crée, en 1955, avec la Société de contrôle et d’exploitation des transports auxiliaires (SCETA), la SAUMMO (Société AUxiliaire de la Manutention MOderne) pour l’épauler dans ce rôle de diffusion d’information. Les trois éditions des « Trains de la manutention », de 1955 à 1956, organisées conjointement avec le Centre d’information de la manutention des syndicats de constructeurs de matériels de manutention, sont les meilleurs exemples de ces campagnes de promotion. Il s’agit d’expositions itinérantes dans toutes les grandes villes de France, avec projections de films, maquettes et démonstration de matériels. Cette mission de propagande attribuée à la SNCF repose sur deux éléments : d’abord, sa maîtrise effective des procédés que le service Matériel et Traction expérimente depuis 1950, mais aussi sur la formation à l’américaine, car les ingénieurs de la SNCF ont suivi avec assiduité les conférences de Crosby, « expert américain de la manutention » (Willaume, 1955).

Enfin, la SNCF incarne un modèle de bonne gestion des palettes : des palettes de qualité, standardisées et en économie circulaire. Avec l’Union internationale des chemins de fer, la SNCF est en France le fer de lance de la standardisation des palettes, aussi bien dans ses dimensions que dans sa qualité : s’opposant au standard européen, la 1000 x 1200, elle installe durablement la 800 x 1200 dans le paysage, en en faisant la norme ultime de qualité. Surtout, elle met en place, en 1954, un pool de palettes, inspiré du modèle suisse et fonctionnant de la manière suivante : « L’utilisateur s’équipe du nombre de palettes ou palettes-caisses nécessaires aux manutentions et au stockage à l’intérieur de ses installations.

À l’expédition : lorsque l’utilisateur remet au transport une palette ou une palette-caisse chargée, la SNCF la compense par un engin vide identique.

À la réception : lorsque l’utilisateur reçoit une palette ou une palette-caisse chargée, il restitue à la SNCF un engin vide identique.

De cette façon, l’utilisateur maintient constamment au même niveau le parc initial qu’il s’est constitué » (Willaume, 1956).

Ce pool, élargi aux wagons complets livrés via les embranchements particuliers dès 1956, incarne, pour la presse industrielle, la bonne gestion : la palette est un bien d’équipement durable qu’il convient d’entretenir et de préserver. Le pool est le modèle de gestion le plus économe possible en la matière, en évitant les pertes et en limitant les bris. Attention, ne nous méprenons pas : le rail n’est pas l’avocat de sobriété matérielle par gaîté de cœur. En 1954, les rédacteurs de la Revue du Bois s’étaient offusqués de la mise en avant des emballages perdus, notamment pour les cagettes de fruits et légumes, c’est-à-dire des emballages de manutention jetés au bout du processus de distribution : « Quand on lit : “Les emballages perdus font économiser le retour à vide coûteux, évitent les réparations d’emballages avariés et permettent une meilleure présentation, donc une meilleure vente”, on est beaucoup moins d’accord. La SNCF intervient ici en dehors de son domaine. Elle semble prendre à cœur les intérêts financiers de ses clients, mais n’apporte aucun élément chiffré de comparaison. Au surplus, autant de situations que d’espèces. Bien plus, elle prône une politique de consommation de bois, même de bois de dernière qualité, le cas échéant, peu en harmonie avec notre situation de producteur de matière ligneuse.

Le problème de la consommation du bois par l’industrie de l’emballage a été évoqué à l’occasion de la Conférence internationale du bois de construction tenue à Marlanské-Lazné en mai dernier. Le rapport présenté par le Sous-Comité technique sur les économies effectives de bois de construction contient les propositions suivantes : “Dans les pays où l’on dispose de moyens de transport adéquats, il faudrait insister pour que les caisses vides soient rendues à l’expéditeur et remises en usage” ». 

Paradoxalement, cette politique de remise en usage, d’économie circulaire en somme, par opposition à l’emballage perdu, fera les lettres de noblesse de la SNCF dans les trois premières décennies de la palettisation en France. 

Convertir à la palette pour sauver le rail

En consultant les documents internes de la SNCF, force est de constater que l’image de bonne gestion et de propagande désintéressée pour la manutention moderne qu’a l’entreprise ferroviaire dans les années 1950 laisse place à une pensée stratégique de concurrence avec la route : la palette attache au rail. Comme facteur majeur de l’augmentation du métabolisme des sociétés industrielles, la palette a conquis la manutention française par une forte promotion sur les deniers publics, allant jusqu’aux dons matériels, dans le but de maintenir la marchandise sur les rails.

Une opération concrète de subvention : l’Opération Archimède (1965-1970)

Ce rôle de propagandiste de la palettisation est particulièrement perceptible dans le lancement de l’opération Archimède, en avril 196514. Il s’agit d’une vaste campagne d’information qui vise à accentuer la mécanisation des manutentions dites terminales entre production et transport, et entre transport et distribution. Son objectif est aussi plus concret, l’équipement des clients du fret de la SNCF. Sa justification repose sur deux constats : encore 30 % des manutentions en gare le sont au moyen de manutentions humaines, tandis que le besoin de palettisation concerne les « deux tiers des besoins clients » pour la manutention de détail ; or il s’agit de la clientèle la plus rémunératrice et la plus volatile, susceptible de choisir la route. Il faut bien cela pour sauver le trafic de détail à la SNCF, en baisse de 45 % entre 1958 et 1969, et que le rapport de Simon Nora à Georges Pompidou sur la gestion des entreprises publiques de 1967 propose de supprimer (Caron, 2017, p. 305).

L’enquête doit revêtir un caractère systématique par l’inventaire précis des besoins, grâce à des fiches d’équipement standardisées pour avoir « l’assurance d’avoir passé au crible » la clientèle. La structure de l’opération est pyramidale, sous la forme d’une commission centrale « des manutentions terminales », qui regroupe des représentants de la direction commerciale, de la direction du Mouvement, de chaque région et de la SAUMMO, dont la réunion est prévue mensuellement. Cette commission délègue son autorité aux régions par un fonctionnaire supérieur de la division commerciale et un adjoint, qui pilotent eux-mêmes, à l’échelle de l’arrondissement, un chef adjoint d’arrondissement (commercial) ou le chef de la section Action commerciale. Ces derniers dirigent l’action de la prospection de la clientèle, assurée par les services d’action commerciale (SAC) ou les chefs d’agence : la cadence de visite prévue en début de plan est d’un embranchement particulier/un établissement par mois. Enfin, comme « instrument de liaison » entre la commission centrale et les démarcheurs en gare au contact des clients, un bulletin devait être publié à hauteur de « trois à quatre exemplaires par an »15.  Il n’y aura finalement que cinq numéros, de novembre 1965 à février 1968.

L’opération Archimède entend « donner une priorité au problème de la “palettisation” » : bien que la mécanisation des manutentions soit perçue comme un processus inéluctable, la direction commerciale de la SNCF a conscience d’un travail de propagande nécessaire à son déploiement. Il faut mener un travail de fond, dont la rentabilité sur le court terme n’est pas le bon critère d’évaluation de l’opération : « Il ne faut pas se dissimuler que la palettisation demandera encore un certain délai avant d’atteindre le niveau d’expansion qu’elle connaît déjà dans plusieurs autres pays d’Europe (Allemagne et Suisse notamment). Ce sera donc une œuvre patiente et il ne faudra pas se laisser décourager si des résultats importants ne sont pas obtenus dès le début de notre action »16.

Découragement. C’est la crainte essentielle de la direction, qui situe le travail de modernisation sur un double registre : celui de la traque commerciale (« tableau de chasse », « gagner ») et celui du religieux (« converti »). Deux ans après le début de l’opération, les mauvais résultats se font sentir et, dans le bulletin n° 3 de juin 1967, le directeur commercial, Louis Delacarte (1904-1994), prend la plume : « À chacun de ceux qui ont réussi, qui ont “converti” un ou plusieurs clients, qui sont fiers d’avoir gagné.

À chacun de ceux aussi qui n’ont rien inscrit à leur “tableau de chasse” et qui sentent le découragement les envahir.

À chacun de ceux qui n’ont pas encore “gagné”, mais qui ne désespèrent pas et persévèrent.

Ces derniers ont raison – et gagneront.

[…] Découragement, c’est bien là le danger ! »17

Pourquoi un tel découragement ? Car les entreprises clientes de la SNCF sont « très réticentes », l’équipement de manutention a certes un coût financier, mais surtout la palettisation ne va pas de soi : « Il y a des opérations faciles […] et il y en a d’autres qui le sont moins : par exemple, expliquer qu’il faut palettiser. » Ce travail de fond laisse un goût amer, constaté dès les premiers mois de l’opération : « Ses fiches d’équipements sont rentrées désespérément négatives. “Le client ne désire pas s’équiper”. Aucune autre raison. Pas de variante. Un leitmotiv, j’allais dire un motif passe partout »18.Ce que nous montre l’opération Archimède, c’est bien la difficile diffusion d’une technologie aussi ambitieuse : la palette n’a d’efficacité qu’avec l’adhésion du plus grand nombre.

Alors que l’échec de l’opération se matérialise de plus en plus – parmi les 5 100 clients démarchés dans les deux premières années, seulement 119 ont affirmé avoir commandé un chariot élévateur ou un transpalette (soit presque 2 % de réussite en ce qui concerne la palettisation)19 –, la SNCF réaffirme plus clairement ses intérêts. Le fret ferroviaire, première recette de la SNCF, voit ses parts relatives du transport baisser. La crise à venir doit mobiliser les démarcheurs : « Avant de conclure, je voudrais rappeler la situation difficile actuelle du Chemin de fer. L’injuste inégalité de traitement qui lui est imposée par rapport aux autres modes de transport est en grande partie responsable de l’hémorragie de trafic que nous constatons et qui a des conséquences graves pour notre budget »20.

L’ingénieur en chef à la direction commerciale, M. Poulet, le répète la même année au cours de la réunion de l’Association nationale des propriétaires et usagers des embranchements particuliers : « Mais c’est la préoccupation qui doit rester essentielle même au-delà de l’aboutissement de l’opération Archimède dans le temps : maintenir ou ramener au fer, par l’utilisation de ces équipements collectifs, des trafics qui n’ont que trop tendance à utiliser la route de bout en bout, du fait de la complexité et du coût des manutentions successives qu’entraîne le transport par fer »21.

Dans cette lutte contre la route, la palettisation via l’opération Archimède est un geste « défensif », mais qui « prépare l’offensive »22. Les coûts sont aussi bien concrets, les opérations manuelles immobilisent les wagons que la SNCF met à la disposition des clients, ce qui représente un coût d’opportunité.

Face aux réticences et à l’enjeu de la palettisation, la division commerciale propose de parler le langage des affaires. Avant tout, il faut « dégrossir le problème manutention » en mettant en avant les intérêts communs entre la SNCF et le client. Celui-ci a un intérêt direct, la baisse de ses coûts, tandis que la SNCF a des avantages indirects comme la rotation de ses wagons, moins de temps immobilisés par les manutentions de ses clients. Surtout, il faut préciser que « la SNCF ne vient pas “les mains vides”, elle prête son concours » : conseils pratiques par ses ingénieurs en manutention et expertises à prix réduit, aides financières, facilités d’achats23. La SAUMMO en vient même à mettre à disposition pour un ou deux mois transpalettes et chariots élévateurs, le temps que l’idée fasse son chemin, et « offre ou procure » au client du matériel d’occasion à prix modique quand celui-ci « est convaincu, mais ne se voit pas faire d’investissement »24. Une pratique de la SAUMMO qui va perdurer, jusqu’à faire d’elle le premier loueur de chariots élévateurs de France, en 197625.

Quel est le bilan de cette vaste campagne d’information ? Après presque trois ans, l’opération est qualifiée de succès par la direction. Pourtant, les effets directs sont maigres : on dénombre 139 clients intéressés par l’acquisition de chariots à fourches, 51 par des transpalettes. L’essentiel de l’achat matériel est consacré à la manutention du vrac, la branche déjà la plus mécanisée. Les effets seraient essentiellement indirects ; l’année 1967 aurait été marquée par une baisse de 15 % du nombre de stationnements de wagons, ce qui laisse penser que parler manutention fait germer des idées dans le temps long. Le ton du bilan se veut optimiste et prévoit encore un an de « passage au peigne fin », car seulement 50 à 65 % des clients « sous-développés » ont été visités, c’est-à-dire des « clients non encore convertis et qui continuent d’utiliser des moyens archaïques de manutention »26.

Tournée vers le développement ou plutôt la survie de sa propre activité, le fret ferroviaire de la SNCF a un rôle proactif dans la palettisation de l’économie des Trente Glorieuses par de vastes et coûteuses opérations de propagande. Le ton donné à la modernisation dépasse la stricte raison économique : il y a une foi en son avenir, la palettisation est un pari de la SNCF. Plus décisif encore, le rail promeut une certaine vision de la palette : un bien d’équipement durable, réparable au sein d’une économie circulaire via sa gestion en pool, lui aussi secoué par les turbulences des années 1960-1970.

Une proposition de gestion rationnelle : le pool SNCF

Le pool de la palette SNCF, dès les années 1950, a un objectif stratégique : la fourniture gratuite de palettes, puis la restitution d’une palette vide à chaque entrée d’une palette chargée sont, pour la division commerciale, une opération de démarchage qui facilite le travail sous halle mais permet aussi « d’attacher la clientèle désirant palettiser27 ». Le pool est une organisation circulaire de l’équipement, minimisant les flux de sortie par la réparation et la surveillance des engins, qui se déploie comme un système, la palettisation. Adhérer au pool dans les deux premières décennies de la palettisation n’est pas un simple changement quantitatif d’efficacité, mais suppose des changements qualitatifs, de nouveaux outils, de nouveaux procédés desquels il est compliqué de faire machine arrière : en deux mots, palettiser via le pool, c’est faire suffisamment d’investissement pour rester dépendant du rail. Dès ses débuts, le pool répond à une demande : la SNCF commande 1 000 palettes neuves en 1954, et déjà 48 800 en 195628.

Les difficultés deviennent manifestes dès le début des années 1960, avec, en 1965, 143 000 palettes commandées pour le pool : la hausse du trafic palettisé, la difficulté de la surveillance et du contrôle associés aux pertes croissantes de palettes rend difficile la compensation immédiate de palettes. En 1966, la SNCF lance une campagne auprès des agents pour comprendre la perte des palettes : ceux-ci expriment une difficulté dans le contrôle, du fait des mouvements importants de palettes échangées et constatent de nombreuses infractions à leurs règlements de la palettisation. Plus grave, les groupeurs de marchandises installés à proximité des gares ont un matériel de manutention identique, ce qui favorise « les… transferts », comprendre les vols29.

En réaction à ce rapport, plusieurs changements réglementaires opèrent une inflexion de l’esprit du pool pour répondre aux menaces : il s’agit de favoriser les palettes de particuliers plutôt que les palettes achetées par la SNCF, voire de favoriser l’usage de la palette perdue, donc d’accepter une partie d’engins temporaires de faible qualité comme palliatif. La direction du transport, principal administrateur du pool, veut n’assurer qu’une compensation partielle des palettes utilisées en pool et interdit en son sein la palettisation technique. Enfin, une redevance annuelle est mise en place, proportionnelle au nombre de palettes échangées. Ainsi, à l’année 1970, le pool SNCF fait sa mue : la redevance de 3,40 F par échange (avec une réduction jusqu’à 51 % pour les clients anciens et bons élèves) provoque une érosion de clients : sur les 297 clients de 1969, seulement 131 signent le nouveau contrat, mais ils représentent 90 % du volume échangé. Dans le même temps, le pool refuse les demandes d’adhésion pourtant nombreuses dans un contexte de triplement des échanges palettisées ; en 1971, 295 000 palettes nouvelles sont achetées30. Pourquoi ne pas fermer le pool ? : « En effet, les palettes étant maintenant utilisées uniquement par les clients, il n’y a plus à proprement parler d’utilisation en commun avec le chemin de fer. Mais les clients sont très attachés au pool, malgré son fonctionnement médiocre, et nombre d’entre eux ne nous ont pas caché que cette prestation conditionnait directement le maintien au fer de leur trafic très convoité par la concurrence routière » : « Prestation complémentaire au transport que la route n’a jamais pu offrir malgré l’effort qu’elle a fait dans ce sens… Il importe donc de maintenir la prestation, mais il apparaît indispensable d’en améliorer la qualité tout en faisant supporter, par la clientèle, les frais réels de son fonctionnement »31.

Cette réforme inverse deux des principes du pool : plutôt que palette réparée, promotion de la palette perdue, plutôt que gratuité du service, redevance annuelle. La direction prise n’est pas suffisante. Dans un contexte d’assainissement budgétaire exigée par le « contrat de plan » en 1971 (Caron, 2017, p. 367), le polytechnicien Paul Gentil, fraîchement nommé directeur général adjoint de la SNCF, constitue dès 1972 un « groupe de travail sur la palettisation dans le chemin de fer » pour réfléchir à la viabilité du pool. Le rapport de mars 1972 est accablant : une palette n’a que neuf mois d’espérance de vie dans le pool32 ; malgré la redevance, le pool est déficitaire de presque 8 millions de francs, la réparation des palettes coûte plus d’un million de francs, les prestations du SERNAM de transports à vide, répartition, manutention et stockage des palettes coûtent 4,5 millions, et enfin le simple achat de nouvelles palettes coûte 5,25 millions F, alors que les redevances annuelles ne correspondent qu’à moins de 50 % de l’achat de nouvelles palettes (2,55 millions)33. Les conclusions sont simples. Il faut poursuivre la mue du pool et réduire l’économie de ressources : fin des réparations, car la palette réparée coûte 20 F contre 17,80 F pour une neuve, il faut faire acheter par les clients qui les négocient 1 à 2 F plus bas au détriment de la qualité. Comme en 1969, la concurrence routière est la seule explication du maintien d’un service aussi déficitaire : « Les clients souhaitent que la SNCF continue à fournir la prestation “palette” : la suppression d’un tel service entraînerait immanquablement des évasions de trafics »34. Pendant toute la décennie 1970, le pool est tiraillé entre la direction Transport et le SERNAM, les gestionnaires du pool, qui se plaignent des pertes, des palettes immobilisées, du coût, et veulent durcir les contrôles, mais surtout faire payer les clients, et la direction commerciale qui fait tout, consciente de la difficulté de maintenir les clients au fret, pour limiter autant que faire se peut leurs dépenses35.

« Palette, éternel objet de mon ressentiment » : le choix de la palette perdue
La fin du pool : du gouffre financier au sentiment d’anomie

Ainsi, face à la croissance de la circulation des marchandises, l’économie circulaire de la palette, gestion économe en matière, est mise à mal. Ces réformes des années 1970 peuvent-elles la sauver ? Les commentateurs, fabricants de palettes et ingénieurs de la manutention, sont presque unanimes : le pool est déréglé, mais c’est l’horizon de la manutention. Jean-Pierre Masse, président de Manustock, réputé pour ne pas avoir la langue dans sa poche, le dit : « Pour l’avenir, il me paraît que le pool s’impose à la logique », tandis que « la palette perdue ne constitue pas une solution d’avenir », elle qui génère avaries et gaspillage. Dans son esprit, le pool et la standardisation, à même d’assurer l’interchangeabilité du matériel donc sa durabilité, fonctionnent main dans la main : une réglementation théorique de type ISO ne saurait s’imposer, compte tenu de la forte atomisation des fabricants de palettes. Au contraire, le pool est une incitation normative directe, car il offre un débouché (Roger, 1972). Pourtant, les réformes qui l’accompagnent ne semblent pas être un signe de bonne santé ; des ingénieurs de l’AFNOR déclarent : « la SNCF a récemment pris la décision de ne plus accepter de nouveaux adhérents au pool. Pour une organisation aussi structurée que la SNCF, à partir du moment où elle prend de telles décisions, je pense que celle-ci nous conduit à nous interroger sur l’efficacité d’un tel système. De plus, la gestion d’un pool demande beaucoup de capitaux et de personnel, et nécessite une organisation très lourde (Grardel, 1974) ».

En effet, les efforts de réflexivité et les changements réglementaires ne savent endiguer les fuites de palettes et de capitaux : en 1981, la SNCF met fin à son pool commercial de palettes36. La fin du pool n’est pas une remise en question du bien-fondé de la palettisation, mais plutôt la fin d’un système d’économie circulaire de l’emballage bois : « Il ne peut être question de remettre en cause le principe même de la palettisation qui présente de multiples avantages tant en ce qui concerne l’organisation (transports, manutentions, stockage) que les coûts (diminution des coûts de main-d’œuvre, mécanisation) et en fonction de laquelle ont été conçus les moyens de manutention et de stockage des établissements SNCF pour lesquels des sommes très importantes ont été investies »37.

La fin du pool de la SNCF laisse pourtant un véritable sentiment d’anomie : il est question de « désorganisation créée par la cessation du pool SNCF » (Courbez, 1981a, p. 10), susceptible de créer « des difficultés engendrées par la dégradation de la qualité du parc » (Courbez, 1981b, p. 35), qui exclut de la palettisation des « laissés pour compte ». Dans l’espace vide laissé par la SNCF, des propositions privées émergent. Le pool Chep dessert les grands distributeurs (Euromarché, Auchan, Intermarché, Carrefour, Disco, Promo-dès, Sapac-Prisunic…), possède 15 dépôts, des centres de réparation, et achète 300 000 palettes en 1980, soit la moitié du pool SNCF. Tandis que le Groupement des utilisateurs de Palettes (GUP), fondé à Lyon notamment par la Biscuiterie Nantaise, BSN, Eaux d’Évian, la Générale Sucrière, les Grands Moulins de Paris, Gloria, Kodak Pathé, Lesieur Cotelle, Lustucru, Moët Henessy, Panzani, Milliat Frères, Source Perrier, met en avant un « “Code d’usage” qu’ils souhaitent voir adopté par le plus grand nombre possible d’entreprises. Seule la généralisation de ce code permettra de lutter contre la “pollution” du parc source de nombreux litiges dans les échanges » (Courbez, 1981a). Si l’arrêt du pool « relance le problème de l’interchangeabilité des palettes », les professionnels continuent à croire à cette solution « Pool palette national, rêve ou réalité de demain ? » (Courbez, 1981c) ?

Triomphe de la route, triomphe de la palette perdue

Une évolution du rapport de force sur le fret intérieur en France en faveur de la route, entre 1960 et 1990 (source : INSEE).

La nouvelle ère qui s’ouvre pour la palette prend place dans un nouveau rapport de force dans le fret des marchandises. Ayant pesé considérablement depuis le milieu des années 1960 sur la SNCF38, le fret routier a doublé en l’espace de quinze ans. Il est question, au début du mandat Mitterrand, de « jours sombres » pour la manutention française : le ministre d’État communiste Charles Fiterman déclare : « Dans le domaine des marchandises, une sous-tarification systématique a conduit à la fois à un repli de la SNCF, qui accuse un déficit chronique et, pour le secteur privé, à une récession générale du transport fluvial, à un développement irrationnel du transport routier » (Courbez, 1982). La SNCF pensait pouvoir rivaliser avec la route par la palettisation de qualité ; le triomphe de la route montre une irrésistible montée de la palette perdue.

Au 24e congrès de la manutention, et aux 2e assises de la palette (organisés par l’IFTIM, Institut de Formation aux Techniques d’Implantation et de Manutention, à Dijon, du 13 au 15 octobre 1981), la peur se fait sentir : « Palettes : vers l’irréparable ? Les fabricants, transporteurs et distributeurs sont toujours à la recherche de la pierre philosophale […] ils ont pu confronter leurs points de vue sur l’éternel sujet de l‘interchangeabilité des palettes. Les palettes coûtent 3 milliards de francs par an aux entreprises : palettes, éternel objet de mon ressentiment… qui va la payer, le pool SNCF ayant disparu de sa belle mort, le 1er janvier 1981, et refuse de continuer à renflouer le parc des utilisateurs aux frais du contribuable. Ou bien les distributeurs, contraints un jour à payer la marchandise reçue, palette comprise (qu’elle soit “perdue” ou “réutilisable”) ? Qui va payer ? Voilà, schématiquement, comment se pose le “problème de la palette” qui n’a été évoqué qu’à demi-mots au cours de ce 24e Congrès de la Manutention. Qui va payer ? » (Dollez-Soudin, 1981). Le nouvel engouement pour la palette perdue fait écho à la même situation dix ans plus tôt, que seules les hausses des prix des matières premières lors du choc pétrolier avaient pu freiner : « En 1970, on a lancé une palette perdue (à ailes) dont la réussite devait accentuer l’engouement de nombreuses industries pour cette nouvelle formule très à la mode “du perdu” dans tous les domaines. Mais de 1970 à 1973, on assiste à un doublement de nos achats de palettes perdues. 1970 : 350 000 palettes. 1971 : 670 000 palettes. 1972 : 720 000 palettes. 1973 : 900 000 palettes. En 1973/1974, on décide d’abandonner la palette perdue dont la hausse de coût (1970 base 100, 1973 : 165, 1974 : 177) n’est plus compatible avec son modèle de facturation : prix d’achat intégré en 1970 au prix de vente de la bouteille et suivant donc le taux des hausses accordées aux verriers par la Direction des prix » (idem).

Or, dans le transport routier, la palette comme engin de manutention n’a pas sa place : un réseau décentralisé et atomisé favorise bien davantage la palette perdue. Sabine Schermann, directrice des transports Schermann, entreprise familiale héritée de son père (Coquillat, 1983) et présidente déléguée en 1982 à la Fédération Nationale des Transports Routiers (FNTR), la plus influente organisation nationale du transport routier, mène une croisade depuis dix ans contre ce « mal [qui] a empiré et [dont] les malades sont plus nombreux, c’est tout ». Elle souligne le paradoxe de gains de productivité supposés : « Lorsqu’il y a quelques années les palettes ont fait leur apparition afin de réguler et d’accélérer les chargements et les déchargements des marchandises transportées ou stockées en vrac, chacun reconnaissait l’utilité et la nécessité de voir se développer ce système de manutention. Alors me direz-vous, pour quelles raisons cet “outil” qui devait normalement améliorer les conditions de travail des transporteurs et de leurs conducteurs, est-il très rapidement devenu une source de conflits latents, d’injures intérieures, de contentieux explosifs, de factures impayées… » Le pool de « Dame SNCF », quasi-mission publique, est vu comme une entreprise de palettisation chère pour le contribuable et préjudiciable au transport routier. Pour quel résultat ? : « Encore aujourd’hui, il convient de remettre sur palette des marchandises transportées… sur palette, et comme évidemment le destinataire n’est jamais responsable, c’est le transporteur qui doit faire ce double travail, quand on ne lui demande pas en plus de trier et d’étiqueter. Et comme un “bonheur” n’arrive jamais seul, il faut ensuite et gratuitement, très souvent, retourner à César ce qui appartient à César et devant César les transporteurs cèdent. Ainsi, toute la productivité dont nous aurions pu profiter s’envole à chaque fois qu’un seul transporteur ne refuse pas cette exploitation scandaleuse » (Schermann, 1982). 

Ce rejet de la palette est un rejet de la palette-engin de manutention, un rejet de l’économie circulaire du bois, qui contribue avec force au triomphe de la palette perdue : en 1981, elles représentent 40 % des palettes produites, soit 10 millions d’unités (Dollez-Soudin, 1981) ; en 1991, elles en représentent les deux tiers, soit 34 millions (Chanrion et Tant, 1993).

Conclusion

Comme technique déterminante pour la mécanisation des manutentions de détails, la palette est un objet boisé ayant contribué à l’augmentation du métabolisme économique et matériel de l’économie française, dans la seconde partie du XXe siècle. Entre emballage et bien d’équipement, faut-il en prendre soin pour économiser le bois et la faire durer ? Du point de vue du rail, premier transporteur de France jusqu’aux années 1970, la palette est une voie cruciale de modernisation des manutentions dont il faut accélérer la diffusion. Tant et si bien que leurs opérations de communication et leurs prestations matérielles sont une forme originale de subvention publique à la modernisation. Sans défense explicite d’une économie de matière, ni a fortiori d’une démarche écologique, la SNCF a entretenu à perte un système d’économie circulaire de la palette durant les trente premières années de la palettisation. Quand le fret ferroviaire décline face à la route et que la SNCF met fin à son initiative de pool, cette saine gestion matérielle de la modernisation s’effondre pour permettre l’installation durable d’un usage dispendieux du bois : la palette perdue.


Références

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Willaume René. (1955). « Une conférence de M. Crosby au B. T. E. L’étude du travail dans les manutentions », Manutention, n° 18.


Notes de bas de page

Pour citer ce billet, utilisez cet encadré plutôt que celui ci-bas, Romain Sanchez et Rails & histoire n’ayant que mis en ligne l’article de l’auteur avec son aimable autorisation :
Gaëtan LEVILLAIN, (2023, 28 septembre). 6 – Une histoire ferroviaire de la palette de manutention (1951-1980) : Archimède et le rêve avorté d’une économie circulaire du bois. Train et écologie, XIXe-XXIe siècles. Consulté le 3 avril 2024, à l’adresse https://doi.org/10.58079/ut9z

  1. En 1938, le fret intérieur représente 828 tonnes-kilomètre par habitant ; en 1970, 3 477 tonnes-kilomètres par habitant, soit une multiplication par 4,2 (source : INSEE, Annuaire rétrospectif de la France. 1948-1988, 1990). []
  2. La première demande de brevet américain date de 1921, par HT Hallowell (brevet US1508183A). [En ligne]. Disponible sur : https://patents.google.com/patent/US1508183A/en []
  3. INSEE, Annuaire statistique de la France, 1953. []
  4. 1 litre de fioul représentant 10,7 kWh d’énergie avec une densité de 0,88, et un kilo de charbon représentant 2,8 kWh. []
  5. 1 kg de bois œuvré représente 0,43 kWh en 1973 (Brunet, 1973). []
  6. 1 kg de cartons/papier nécessite 1,9 kWh d’électricité, 100 g de charbon, 760 g de fioul et 0,18 m3 de gaz naturel, en 1973 (INSEE, Annuaire statistique de la France, 1974). []
  7. C’est-à-dire la quantité totale d’énergie consommée pour permettre l’acheminent des marchandises par voie ferroviaire, qui, dans notre cas, inclut l’énergie nécessaire à la fabrication des emballages, et pas seulement la consommation d’énergie au cours du transport des marchandises. []
  8. D’après le calcul suivant, qui ne fournit qu’un ordre de grandeur : la part du fret dans le total kilométrique parcouru par la SNCF est de 46,7 % des 345,5 millions de km totaux, postulons donc que l’énergie soit consommée dans les mêmes proportions, soit 46,7 % des 4 905 milliers de tonnes de charbon, 1 334 millions de kWh d’énergie électrique, 867 milliers de m3 de fioul et 75,1 milliers de m3 de diesel et d’essence. L’énergie consacrée au fret représente donc environ 5 200 millions de kWh pour 39,1 milliards de tonnes-kilométrique taxées, soit 13,4 kWh pour 100 tonnes-kilomètres. Notons que la consommation d’énergie réelle est sûrement sous-évaluée ici (INSEE, Annuaire rétrospectif de la France. 1948-1988, op. cit.). []
  9. Même calcul que précédemment. En 1973, la part du fret est de 46 % pour 471,4 millions de kilomètres, 5 milliers de tonnes de charbon, 5 046 millions de kWh d’énergie électrique, 2 milliers de m3 de fioul et 542 milliers de m3 de diesel et d’essence sont consommés. Le fret représente 70,8 milliards de tonnes kilométriques. []
  10. « Palettisation – Rapport du groupe de travail », 1972, p. 1. SNCF, Service Archives Documentation (SARDO), 0872LM0029/FC7G3-4. []
  11. Sont archivées ces dépenses pour les gares d’Arras, de Troyes et de Preize. []
  12. Lettre du 20 juillet 1951, SARDO, 0218LM0726/001. []
  13. « Palettisation – Rapport du groupe de travail », op. cit, p. 1. []
  14. Direction commerciale, « Bulletin d’informations Archimède n° 1 », 1965, p. 2, SARDO, 1550LM0053. []
  15. Ibid., p. 1. []
  16. Ibid., p. 3. []
  17. Louis Delacarte, « Bulletin d’informations Archimède n° 4, « Lettre de votre Directeur Commercial », 1967, SARDO, 1550LM0053. []
  18. Ibid. []
  19. Direction commerciale, « Bulletin d’informations Archimède n° 3 », 1966, p. 1, SARDO, 1550LM0053. []
  20. L. Delacarte, « Bulletin d’informations Archimède n° 4 – Lettre de votre Directeur Commercial », op. cit. []
  21. Direction commerciale, « Bulletin d’informations Archimède n°4 », 1967, p. 6, SARDO, 1550LM0053. []
  22. Direction commerciale, « Bulletin d’informations Archimède n° 5 », 1968, p. 25, SARDO, 1550LM0053. []
  23. Direction commerciale, « Bulletin d’informations Archimède n° 3 », op. cit, p. 5. []
  24. Direction commerciale, « Bulletin d’informations Archimède n° 4 », op. cit, p. 13. []
  25. Michel Comet, « Actualités », Manutention/Transport/Distribution, février 1976, p. 41‑45. []
  26. Direction commerciale, « Bulletin d’informations Archimède n° 5 », op. cit. []
  27. « Palettisation. Rapport du groupe de travail », op. cit, p. 1. []
  28. Ibid., p. 12, voir annexe 1. []
  29. Ibid., p. 3‑6. []
  30. Ibid., p. 12, voir annexe 1. []
  31. Ibid., p. 3‑4. []
  32. Dans la moyenne des compagnies de chemin de fer européenne, entre la Société nationale des chemins de fer belges (SCNB), qui l’estime à sept mois, et la Deutsche Bahn (DB), qui l’estime à 10-12 mois. « Palettisation. Rapport du groupe de travail », op. cit., voir annexe 2. []
  33. Ibid., voir annexe 6. []
  34. Ibid., p. 9. []
  35. « Palettisation. Mémento des diverses réunions », 1972, SARDO, 0872LM0029. []
  36. Une décision antérieure aux discussions qui entraîneront la Loi d’orientation des transports intérieurs (LOTI) de décembre 1982. []
  37. « Palettisation. Rapport final du groupe de travail interservices », 1980, SARDO, 0872LM0029/FC7G3-4. []
  38. « L’inquiétante rapidité de cette évolution défavorable » selon l’expression de Roger Guibert en 1966 (Caron, 2017). []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Romain Sanchez (28 septembre 2023). 6 – Une histoire ferroviaire de la palette de manutention (1951-1980) : Archimède et le rêve avorté d’une économie circulaire du bois. Train et écologie, XIXe-XXIe siècles. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/ut9z


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