3 – Terres, bois, fer, charbon. La ponction des chemins de fer français au XIXe siècle. Ressources indigènes et substituts (2/2)
Cet article s’inscrit dans le cadre de la mise en ligne des actes du colloque “Le chemin de fer : deux siècles d’enjeux environnementaux”, qui s’est tenu aux Archives du département du Rhône et de la métropole de Lyon, les 1er et 2 décembre 2021. Ceux-ci ont été publiés en version papier au sein de La Revue d’histoire des chemins de fer n°57, disponible à l’achat sur le site internet de Rails & histoire.

Le chemin de fer : deux siècles d’enjeux environnementaux. Actes du colloque de décembre 2021.
Intervention de Georges RIBEILL, directeur de recherche honoraire à l’École nationale des Ponts et Chaussées – LATTS (partie 2 sur 2).
Des traverses en chêne, hêtre ou pin
Comme pour ses rails, chaque compagnie opte pour des formes et des dimensions de traverses variées à partir du sciage des grumes. Quant au choix de leur essence, quant aux traitements allongeant leur durée de vie, les options seront plus limitées que pour le ballast. Une série de monographies de l’administration centrale des forêts, publiées en 1874, fournit une idée précise des rapports entre les forêts soumises au régime forestier et les compagnies.
Le chêne, rouvre ou pédonculé, est l’essence à privilégier en vertu des qualités requises d’une bonne traverse : résister à l’écrasement ou à la compression en retransmettant une pression de 4 à 5 kg/cm2 au ballast, limiter les déformations produites notamment par les efforts transversaux grâce à des fibres bien serrées et à un tissu ligneux bien homogène, supporter des alternances de sécheresse et d’humidité extrêmes. Les cahiers des charges, très exigeants quant au choix des chênes, éliminent tout tronc présentant des « piqûres, pourritures, nœuds vicieux, gélivures, roulures et autres défauts ».
En 1874, l’administration des forêts évalue à 2,4 millions de m3 de chênes français abattus en moyenne annuellement, répartis en bois de chauffage pour 73 %, en bois de service pour 12 %, et en bois de travail et d’industrie pour 15 %. Les traverses comptent pour 60 331 tonnes parmi les 292 000 tonnes des bois de service, soit 21 %, ou 2,5 % de l’ensemble de ces trois débouchés (Gallot et Gast, 1874, p. 23, p. 62-74). Trois réseaux ont fourni de précieuses données chiffrées.

Les provenances sont régionales, tributaires des forêts les plus proches : ainsi, au Nord, le chêne provient de l’Oise, de l’Aisne, du Nord, mais aussi de la Seine-Inférieure et de la Marne ; au Paris-Orléans, des Loir-et-Cher, Cher, Indre, Nièvre, Allier, Finistère, Maine-et-Loire, Charente et Vienne ; au Midi, des Landes, Hautes-Pyrénées et Basses-Pyrénées.
Une autre statistique permet d’identifier les plus importants départements fournisseurs de traverses, livrées aux réseaux français mais aussi exportées en Belgique, Allemagne et Suisse : ce sont la Haute-Saône (11 125 m3), le Doubs (7 238 m3), l’Yonne (4 319 m3), le Jura (4 012 m3) et la Côte-d’Or (3 702 m3).
L’enquête révèle aussi, pour la construction des voitures et wagons des compagnies, la place privilégiée du chêne (68 %)sur lesapin du Nord (23 %) (idem, p. 122-127). La Compagnie du Nord débite des grumes dans ses scieries de Villers-Cotterêts ou ses ateliers de la Chapelle ; « elle absorbe les quatre-cinquièmes des chênes de taillis de la forêt de Compiègne mesurant au moins 32 cm de diamètre moyen sur écorce », consommant 4 000 m3 de chêne pour l’entretien annuel de son parc et autant pour sa construction. Les scieries de Varigney (Vosges), Arc-et-Senans, Dôle et Châtelay (Jura) fournissent 3 500 m3 au PLM pour ses appareils de voie et wagons ; l’usine d’Abainville (Meuse) débite chaque année 2 000 m3 de sciages pour l’Est.
La bonne résistance à l’écrasement du hêtre, équivalente à celle du chêne, en a fait un bon matériau pour les traverses (Croizette-Desnoyers, 1878, p. 22-30, p. 85-88). Les forêts soumises au régime forestier ont fourni 74 800 m3 de traverses de hêtre, soit 5,5 % de la production totale. La Compagnie du Nord, où le hêtre prévaut sur le chêne, se fournit dans l’Oise et l’Aisne, jusque dans l’Eure et en Seine-Inférieure,qui fournit aussi la Compagnie de l’Ouest;l’Est s’approvisionne dans les Vosges, la Haute-Saône, la Haute-Marne et le Doubs, où s’alimente aussi le PLM.
Quant au pin maritime dont « le débit en traverses tend à augmenter chaque jour », il est employé en très grandes quantités par les compagnies d’Orléans, du Midi, du Médoc et des Charentes, exporté même en Espagne et en Algérie. Certes, « la traverse en pin est inférieure à celle de chêne ou en hêtre, mais elle se pénètre mieux lors de la préparation et surtout coûte moins cher », de 2 à 2,50 fr. ou, traitée, de 3 à 3,50 fr. La comparaison de la traverse de pin préparée (3,25 fr et durée de 10 ans) avec la traverse de chêne non préparée (5 fr., 15 ans) ou celle de hêtre non préparée (4,80 fr, de 12 à 15 ans) justifie que « si on se trouve à proximité des forêts de pin, il y a avantage incontestable à se servir de cette essence » (idem, p. 9-12). Pour entretenir son réseau, le PO consomme chaque année 100 000 traverses de pin des Landes, soit le 1/5e de la quantité totale exigée par son réseau, sous des formes variées. Si le PLM a eu recours, en 1869, aux pinèdes du Var, il y a renoncé en 1874. À noter que si, autres résineux, le sapin et l’épicéa étaient exclus, le PLM a utilisé des traverses en mélèze, de qualités équivalentes au chêne, plus chères (5 fr.) mais dispensées de traitement (Gallot, 1878, p. 54).
Rappelons enfin que les traverses de bois usées pouvaient être réutilisées pour les voies de service, conservant une valeur économique certaine. Au Nord, très économe, les traverses de bois de 1er et 2e choix, achetées 6 et 5 francs, étaient revendables après 20 ans d’usure à 40 centimes l’unité (Piéron et Gasnier, 1886).
Traiter le bois ou adopter le métal ?
Après une douzaine d’années d’exploitation des chemins de fer de Versailles, de Saint-Germain et de Strasbourg à Bâle, il fallut bien reconnaître que les traverses étaient complètement pourries. La conservation physique des traverses et le souci économique d’en prolonger l’existence ont ainsi vite suscité une floraison de procédés, en quête empirique d’un produit bon marché et facile à imprégner. L’inventaire dressé par Perdonnet dans les années 1840 est éloquent, soit une quinzaine de produits (Perdonnet, 1843-1846, p. 624-627) : la créosote, huile lourde de goudron « très efficace mais trop coûteuse » ; le tannin, « préconisé par M. Bourdon de Dunkerque », mais à tester ; le bichlorure de mercure ou sublimé corrosif (procédé Kyan), « le meilleur », très utilisé en Angleterre (où domine le sapin), « un poison très violent qui détruit tous les insectes », mais dont « le prix est devenu excessivement élevé » ; l’acide arsénieux, « d’un emploi dangereux pour les ouvriers » ; l’acide pyroligneux et le goudron, agissant grâce à la créosote qu’ils contiennent, « mais avec moins d’énergie » ; la glu marine, « d’un emploi très avantageux » ; le sel marin, « très coûteux et absorbant l’eau dans les lieux humides » ; les pyrolignites de plomb et de fer ; le sulfate de protoxyde de fer, « acide, attaquant les fibres de bois et les désagrégeant » ; le sulfate de cuivre, « poison funeste aux insectes », « un des réactifs les plus convenables, formant un composé insoluble dans le bois, pas déliquescent, pas très coûteux, non volatil, donc sans danger pour la santé des ouvriers » ; le sulfate de zinc, « plus rare dans le commerce » ; les acides en général et les sels acides ; les matières grasses en général et les résines, « d’un excellent effet, mais d’un prix trop élevé. » Les procédés d’imprégnation de ces produits étaient aussi très variés : « naturel » en utilisant la force végétative de la sève, par pression ou aspiration au moyen d’agents mécaniques, ou par simple immersion.
Lors de l’Exposition universelle de 1855, le procédé du docteur Boucherie, injection de sulfate de cuivre, est salué : la Compagnie du Nord l’a adopté dès 1846 pour sa commande de 80 000 traverses, puis pour ses 309 000 autres en 1853. Traverses de hêtre et charme ainsi préparées sont préférées à celles en chêne équarri d’un même coût1. Ce réactif, sous-produit des hôtels des monnaies, est cher. Retenons le bilan dressé en 1878 par Jacqmin : deux produits antiseptiques se sont imposés en France, ce sulfate de cuivre mais surtout la créosote au succès bien établi et admis par tous les réseaux, qu’illustre ce « résultat considérable » de traverses en hêtre créosotées de la Compagnie de l’Ouest retirées des voies après 19 années de service (Jacqmin, 1880, p. 13).
Une autre solution apparut avec la modernisation des forges et l’essor des aciéries. En 1860, des traverses métalliques sont inventées en France par Le Crenier ainsi que par Jules Vautherin. En quête de débouchés pour les Hauts Fourneaux, fonderies et forges de Franche-Comté, il invente plusieurs types de traverses qui, sorties de son usine de Fraisans (Jura) ou fournies par les forges d’Hayange de M. de Wendel, seront expérimentées par le PLM et l’Est à partir de 1864. Mais l’échec est cuisant : ses traverses à section demi-ronde ne dépasseront pas 6 ans et 2 mois, et la moitié des autres à section trapézoïdale seront fendues et remplacées au bout de 8 ans.
Le programme Freycinet, voté en 1879, et l’essor de la métallurgie de l’acier se conjugueront pour déclencher une floraison de nouveaux systèmes brevetés de traverses métalliques. L’argument majeur est d’ordre économique. Dans ses ateliers de construction à Rive-de-Gier, Barthélémy Brunon, gadz’arts (Aix, 1852) a conçu une traverse en acier plat embouti d’une durée de vie de « 24 ans au minimum », et qui, de plus, « hors service, conserve une valeur supérieure à celle des vieilles traverses en bois » (Laur, 1879, p. 3062. Rares parmi eux sont ceux qui invoquent l’argument du déboisement3. Ainsi, « plus de travail pour notre métallurgie », « sécurité accrue pour les voyageurs », mais aussi « arrêt du déboisement des forêts, véritable fléau dont le gouvernement se préoccupe à bon droit », promet le Lyonnais Paquet ; Tombard alerte l’opinion : la réalisation des 90 000 kilomètres (sic) de lignes prévues par le programme Freycinet entraînera « une consommation annuelle de 870 000 arbres », « la rareté toujours croissante du bois poussant à la confection de traverses de provenance étrangère ».
Finalement, contrairement à d’autres réseaux étrangers, allemands notamment, les réseaux français rejetteront cette alternative à la traverse de bois, avec des arguments fondés mais partiels, d’ordre technique avant tout (sensibilité à la corrosion et à la fissuration, stabilité insuffisante en s’ancrant mal dans le ballast, difficulté d’emploi des bourreuses), mais aussi sensible au bruit désagréable qu’émet le roulement des trains sur ces traverses métalliques.
L’épuisement des forêts en vue ?
En 1855, dans sa critique caustique des compagnies de chemins de fer, Proudhon s’inquiète le premier (Proudhon, 1855, p. 348-349). Son alerte, pionnière, mérite retranscription. Comme le fer et la houille, « il est une substance dont la consommation ne demande pas moins à être ménagée, celle du bois. »
Partant des dimensions courantes d’une traverse, il calcule que pour fournir quatre pièces de bois équarries à ces dimensions, il faut recourir à un arbre qui, « dans nos forêts, n’a pas moins de 100 ans d’âge. » Pour 10 000 km de double voie, voies de garage et d’évitement en sus, il faut 20 millions de traverses, soit 5 millions de pieds d’arbres. Avec ses 500 000 hectares de hautes futaies, la France est en mesure de subvenir, pour le quart d’heure, à cette dépense. Mais la durée d’une traverse n’est que de 10 à 12 ans : il faut donc qu’en 100 ans, la coupe des arbres destinés à fournir des traverses soit renouvelée au moins huit fois ; ce qui revient à dire que les 500 000 hectares de haute futaie que possède la France devront fournir chaque siècle 40 millions de pieds d’arbres, de 5,5 m de tige sans branches, sur 35 cm de diamètre, soit 80 par hectare. C’est à l’administration des eaux et forêts de répondre. Deux millions de mètres cubes de bois de traverses, tous les 12 ans : voilà ce que réclame l’entretien d’un réseau de chemin de fer de 10 000 kilomètres ».
Prévision alarmiste, d’autant plus que « déjà nous manquons de bois pour la marine !… », poursuit Proudhon. Le recours à la traverse métallique ne résoudrait pas le problème : « On a songé à remplacer, pour les traverses, le bois par la fonte : ce système, appliqué sur la ligne d’Orléans à Bordeaux, a parfaitement réussi. Mais pour économiser le bois, qui devient rare et se reproduit avec lenteur, on augmente la consommation de la houille et du fer, qui ne se reproduisent pas. C’est ce que le peuple appelle découvrir Saint-Pierre pour couvrir Saint-Paul. Le plus court serait encore de travailler au reboisement de nos crêtes, s’il ne fallait d’abord y reporter la terre, que les pluies ont entraînée. » Comment ne pas saluer toutes ces intuitions brouillonnes d’un Proudhon « écologiste » ?
En 1859, Perdonnet refait les comptes, sans citer l’extravagant Proudhon qu’il ne peut ignorer (Perdonnet, 1859, p. 29-33). Le bois employé pour la construction du réseau français, à raison de six traverses fournies en moyenne par arbre, provient de l’abattage de 2,2 millions d’arbres de 80 à 100 ans, dispersés sur 88 560 hectares, soit 1/100e des forêts. Le bois employé pour l’entretien annuel est de 38 560 m3. En ajoutant le bois nécessaire à la construction et à l’entretien du matériel roulant, c’est donc 93 660 m3 qu’emploient annuellement les chemins de fer, plus 177 360 m3 à prévoir pour les chemins de fer concédés qu’il reste à construire. Peu importe la précision très discutable de ces prévisions. Perdonnet se veut rassurant : « [c]es quantités nécessitées annuellement pour la construction et pour l’entretien sont considérables sans doute ; elles n’ont pas toutefois exercé, jusqu’à ce jour, une influence sensible sur le déboisement du territoire français. C’est du moins l’opinion des plus grands marchands de bois de Paris. Ils pensent même que la consommation de bois qui aura eu lieu pour la construction ou qui aura lieu annuellement pour l’entretien des chemins concédés, lorsqu’ils seront terminés, ne produira aucun effet nuisible sur les forêts ». Un avis sans doute plus intéressé qu’objectif… Pour se rassurer, Perdonnet invoque une alternative à la traverse de chêne : « Les forêts de chênes servaient seules, dans l’origine, à alimenter les chemins de fer de traverses ; mais depuis quelques années, fort heureusement, on emploie en grande quantité le hêtre et le sapin préparés concurremment avec le chêne ».
À l’occasion de l’Exposition universelle de 1878, le directeur de l’Est, François Jacqmin, refait à nouveau les comptes… et relance l’alarme ! En 1877, les six grandes compagnies ont consommé 2 563 000 traverses, soit 93 traverses par kilomètre et plus de 7 000 par jour. « En supposant qu’un arbre donne en moyenne dix traverses (nombre trop faible pour le hêtre, trop fort pour le chêne), il faut donc pour l’entretien des voies du réseau actuel français abattre par jour plus de 700 beaux arbres. Lorsque le réseau projeté sera construit, on peut prévoir que ce chiffre s’élèvera à 1 000 arbres par jour. À cette énorme consommation vient s’ajouter celle qui est exigée pour l’entretien du matériel roulant, par moins de 140 000 m³ par an. Enfin, il faut prévoir que, d’ici à dix ou quinze ans, la construction des 20 000 kilomètres de voies nouvelles exigera la fourniture de vingt millions de traverses nouvelles. Les chemins de fer doivent donc être considérés comme le plus grand consommateur de bois d’un pays, et, dans le public, on ne s’est peut-être pas assez préoccupé de l’importance de cette question » (Jacqmin, 1880, p. 13). L’extraordinaire clarté de vues de l’ingénieur des ponts Jacqmin dans l’ensemble des connaissances ferroviaires de son temps, à court comme à long terme, se révèle parfaitement ici.
Des rails : du fer à l’acier
S’agissant de la consommation des rails, on ne développera pas ici la fameuse controverse technique : rail à patin (dit rail Vignoles) ou à double champignon ?Le pari du rail à double champignon symétrique, retourné après usure d’un côté, dont la durée de vie serait accrue de 50 %, sera perdu. Le pari était peut-être valable pour les premiers rails en fer. Mais le rail d’acier allait devenir exclusif, pour sa durée de vie atteignant 40 à 60 ans, sans se prêter à un possible retournement : son usure très régulière réduit l’épaisseur du métal, jusqu’à 10 à 12 mm ; dès lors, le retournement devient impossible, le champignon usé n’épousant plus la forme du coussinet, et le rail perdant de stabilité. De manière générale, l’usure des composants actifs de la voie est bien étudiée, qui intervient dans le calcul économique de leur renouvellement. Au Nord, lorsque le rail de fer de 37 kg doit être renouvelé, il ne pèse plus que 32 kg ; le rail de 30 kg en acier fondu qui pourra le remplacer, perdra 400 g après passage de 939 000 trains (Piéron et Gasnier, 1886a, p. 9-10).
À noter que la conversion du rail de fer au rail d’acier, durant les années 1860, fort bien étudiée4, a signifié le réemploi des rails de fer usés sur des lignes peu fréquentées, ou leur revente aux métallurgistes pour être fondus dans leurs hauts-fourneaux. Cet important marché d’occasion des rails gênait évidemment certains maîtres de forges. À la fin du Second Empire, les Fonderies et forges d’Alais, spécialisées dans la production de fers marchands et de rails en fer, se plaignent des concurrents prévoyant la reprise des rails usés pour obtenir la commande des rails neufs qui les remplacent. Très réticente à se lancer dans la fabrication de rails en acier sortis des fours Martin ou des convertisseurs Bessemer, la société opte pour le procédé de cémentation Dodds ; mais ses rails de fer enrobés d’acier s’avèreront plus coûteux et moins durables que les rails d’acier, en entraînant le repli des forges d’Alais vers les simples fers marchands (Locke, p. 90, 253, 269-270, 286).
Des mines de fer inépuisables ?
Le ministre du Commerce, de l’Agriculture et des Travaux publics Magne, dans son Rapport à l’Empereur du 2 février 1854, annonce une accélération des chemins de fer : 2 184 km et 6 254 km ont été respectivement concédés et mis à l’étude en 1853 ; au 24 février 1848, la France était dotée de 3 542 km ; et depuis se sont ajoutés 5 472 km, formant « un ensemble de 9 000 km » : « cette œuvre gigantesque qui doit doter le pays d’une force de production supérieure à toutes les prévisions, marche avec la plus grande rapidité vers son achèvement ». Proudhon avoue son inquiétude face à cette annonce de Magne. Les ressources nationales en minerai de fer seraient-elles capables d’accompagner une telle croissance du réseau français ? Une fois de plus, Proudhon se lance dans des calculs (Proudhon, 1855, p. 343-347). Estimant en moyenne le poids des rails à 36 kg par mètre courant, celui des coussinets à 10 kg, celui des chevillettes à 1/3 de kg la pièce, un kilomètre de double voie consomme donc 187 tonnes de métal. L’extension du réseau annoncée par le ministre Magne consommera donc 2,24 millions de tonnes de fer s’il est entièrement établi à double voie. Sans compter le matériel roulant, les plaques tournantes, les halles métalliques, « tout ce matériel effrayant de pesanteur, et qui absorbe une si grande quantité de fer ». Proudhon extrapole alors ses calculs au monde entier et au long terme : « [l]a longueur des chemins de fer, en construction et en projet, étant déjà pour la terre entière de 200 000 kilomètres, et le mouvement ne s’arrêtant pas, on peut prévoir qu’à la fin du siècle, l’étendue de ces lignes, dans les cinq parties du monde, atteindra au moins 400 000 km » ; soit une consommation minimum de 90 millions de tonnes de fer. « Les rails, perdant en 30 ans un tiers de leur poids, par la nécessité de les remplacer, c’est donc un million de tonnes de fer qu’exigera chaque année l’entretien de tous ces réseaux ». En intégrant le renouvellement du matériel roulant, de la marine à vapeur, des machines fixes, etc., « en un siècle nous aurons usé, pulvérisé, détruit plus de fer qu’il n’en avait été extrait de toutes les mines du monde, depuis l’origine de la civilisation jusqu’à la révolution française. Or, le fer, de même que le combustible minéral, ne se renouvelle pas ; les mines de fer seraient-elles donc inépuisables, à la différence de celles de charbon ? On le dit ; mais à supposer qu’elles le soient, la houille faisant défaut, avec quoi fabriquerons-nous la fonte et le fer ? Le gaz hydrogène remplacera-t-il le combustible ligneux ou minéral dans les hauts-fourneaux ? » Bref, « il n’est nullement absurde de prévoir le moment où cette production qui augmente tous les jours, devra s’arrêter tant par l’épuisement de la houille que par celle du minerai : est-ce que la civilisation devra s’arrêter aussi ? Est-ce qu’après la mort de l’aristocratie industrielle, qui semble vouloir à elle seule, et dans l’intervalle d’une vie d’homme, dévorer toutes ces richesses, les destinées du genre humain seront accomplies ? Et faudra-t-il tirer le rideau ou l’échelle ? » Une chute dramatisée, conforme au bouillonnement intellectuel débridé de Proudhon.
Tout au contraire, les calculs de Perdonnet sur la quantité de fer employé pour la construction et l’entretien des voies sont rassurants. Pour les chemins déjà construits, un million de tonnes, près de deux fois la production annuelle du pays, plusle double pour les chemins concédés : voilà de quoi stimuler la production des usines françaises, livrant non seulement des rails aux compagnies françaises mais aussi à l’étranger (Perdonnet, 1859, p. 24-27). Quant à l’entretien de la voie, il consomme par an 61 992 tonnes pour les chemins de fer construits et consommera 115 290 tonnes pour les chemins concédés. Rappelant que « les rails remplacés ne sont pas mis au rebut car on leur attribue une valeur presque égale aux deux tiers de celle des rails neufs », il en déduit que l’entretien des voies ferrées « ne sera pas d’un grand secours pour nos usines. » Nulle menace donc pour nos mines de fer.
Un charbon inépuisable ?

La première raison qui fonde chez Proudhon ses « doutes sur la durée des chemins de fer », c’est « l’épuisement rapide des matériaux qui servent à leur construction et à leur exploitation, la houille, le fer et le bois » (Proudhon, 1855, p. 339-343). Évoquée ci-dessus pour le bois et le fer, c’est la consommation globale de la houille qui sert à sa démonstration. « Si avant un siècle il ne s’effectue pas dans l’économie générale de l’Europe une révolution analogue à celle qui, depuis 60 ou 80 ans est due principalement à son emploi, la civilisation, engagée dans une impasse, serait contrainte de s’arrêter, ou, ce qui est pire, de rebrousser chemin. […] À raison de 50 millions de tonnes par an, on aura brûlé, en un siècle, près de 4 milliards de mètres cubes de charbon : combien pensez-vous qu’il en reste sous le sol de notre Europe ? » Pour fournir cette quantité, il faudrait exploiter une couche de 2 mètres d’épaisseur et de 3 000 km² de superficie. « En France, la totalité des houillères ne paraît guère former qu’un 200e de la superficie du territoire ; en Belgique, en Angleterre, elle en forme un 24e. Nombre de pays, tels que la Suède, la Norvège, la Russie, l’Italie, la Grèce, en sont privés », nous apprend Beudant dans son Cours de minéralogie. « Cela revient à dire qu’avec une consommation annuelle de 50 millions de tonnes, en supposant les mines encore vierges et rendant partout un mètre cube de charbon pour un mètre carré de superficie, celles de France seraient épuisées en 42 ans ; celles de Belgique en trois ans ; celles d’Angleterre en 200 ans. » Ainsi, « une demi-douzaine de générations d’hommes aura suffi pour dévorer des amas de combustible formés pendant un million d’années par une succession de déluges. Vraiment l’ancienne Grèce fait rire, avec ses cyclopes ».
Si Perdonnet néglige cette question, le secrétaire du Comité des Houillères françaises, l’ingénieur civil des mines Amédée Burat, pointe l’alliance vitale économique du charbon et du chemin de fer : « [n]on seulement les houilles leur apportent un tonnage précieux, mais elles sont l’élément indispensable des transports et de la locomotion » (Burat, 1859, p. 36-38). Extrapolant des données fournies par la Compagnie de l’Est qui, chaque jour, sur ses 1 376 km, brûle 176 tonnes de coke et 172 tonnes de houille, il en déduit au plan national une consommation annuelle de 10 millions de quintaux métriques, une tonne de charbon produisant deux-tiers de son poids en coke. Compte-tenu de cette dépendance de l’industrie des chemins de fer aux houillères, Burat prône l’indépendance charbonnière de chaque pays, ou du moins la limitation de ses importations.
On the Coal Question (1866)
À la suite de l’ouvrage d’Edward Hull, The Coal Fields of Great Britain (London, 1861), dans son fameux ouvrage paru à Londres début 1866, The Coal Question, l’économiste William Stanley Jevons fait une annonce sensationnelle. « La houille n’est pas comme le bois ; elle ne se reproduit pas dans la mine. Son épuisement absolu n’est qu’une question de temps ». Après ce rappel, une prévision sensationnelle : dans 110 ans, « les houillères de l’Angleterre, pays d’Europe le plus riche en terrains houillers,pourraient être épuisées. » Basée sur un taux annuel de croissance de la consommation durablement fixé à 3,5 %, cette alerte motive, en juin 1866, une enquête du Parlement britannique sur les richesses houillères du Royaume-Uni. Le rapport réfute la prévision de Jevons avec divers arguments, dont l’achèvement de la révolution ferroviaire : « la période du grand développement de la consommation houillère a coïncidé avec celle de l’introduction et de l’extension des voies ferrées ; néanmoins, depuis plusieurs années déjà, le progrès des chemins de fer n’a pas été relativement considérable » (Ruolz-Monchal, 1872-1875b, p. 342).
Cet argument est repris par Burat pour réfuter ces inquiétantes prévisions (Burat, 1867, p. 12-17) : non seulement, « les calculs produits par M. Jevons sont très douteux », mais son extrapolation des 50 dernières années n’est pas fondée : à « l’époque des fondations des grandes fabrications métallurgiques et manufacturières, de l’établissement des chemins de fer et de la navigation à vapeur », succède maintenant une croissance régulière mais plus lente.
Toujours en 1866, inquiet d’une France trop dépendante d’un charbon importé, le ministre du Commerce et des Travaux publics Béhic confie à un inspecteur général des chemins de fer, Henri de Ruolz-Montchal, une mission d’études et de voyages en Angleterre et en Belgique. En raison des événements, les trois volumes composant son copieux rapport ne paraîtront que début 1872, mais nourris d’abondantes statistiques collectées auprès des houillères et compagnies de chemins de fer françaises, jaugées quant à leur capacité à accroître la production et l’exportation de nos houilles.
En 1865, la France avait consommé 19 millions de tonnes de charbon, dont 7 millions de tonnes (36 %) importées de Belgique (4,4 Mt), d’Angleterre (1,6 Mt) et d’Allemagne (1,1 Mt)5. Les 12 millions de tonnes produits en France ont alimenté avant tout les usines à gaz et le chauffage domestique de province (8,4 Mt), les industries métallurgiques (6 Mt), la marine marchande (1,4 Mt), les usines à gaz et le chauffage domestique de Paris (1,5 Mt), et les chemins de fer pour seulement 1,25 Mt : soit une consommation équivalant à un dixième de la production, mais en partie importée par certaines compagnies (Ruolz-Monchal, 1872-1875a, p. 14-15).
Le rapport de Ruolz reproduit largement le rapport parlementaire anglais précité et épouse ses conclusions rassurantes : « Il est certain que, pendant la dernière période décennale, une révolution s’est opérée dans le matériel de l’industrie et de la marine, révolution qui a exigé une consommation extraordinaire de combustible, et que, cette transformation une fois faite, les besoins rentreront dans une limite plus normale » (idem, p. 24).
Des charbons médiocres aux briquettes d’agglomérés
À l’occasion, Ruolz pointe les multiples faiblesses de nos bassins houillers par rapport aux bassins voisins : quoique de nature très variée, le charbon français est moins abondant, moins pur, plus friable, d’un pouvoir calorifique bien inférieur, et du point de vue commercial, est éloigné de nos ports ; des ports dont la « déplorable infériorité » avec les ports d’outre-Manche aboutit à une « comparaison douloureuse » (Ruolz-Monchal, 1872-1875b, p. 415).
La friabilité de nos houilles où l’abattage seul produit 30 à 40 % de menus et les manutentions ultérieures de 10 à 20 % de plus, induira une « invention toute française » (Ruolz-Monchal, 1872-1875a, p. 116), la fabrication industrielle d’agglomérés, obtenus par cuisson d’un mélange de menus et de brai minéral, un goudron de houille tout de même importé alors d’Angleterre.
Les défauts de grosseur et de qualité des menus français sont ainsi compensés par les qualités de ces briquettes ou blocs cylindriques de 5 à 8 kg, d’un bon rendement calorifique, d’un chauffage régulier, résistantes aux conditions atmosphériques, commodes à stocker et à manipuler par les chauffeurs (idem, p. 85). Les tableaux statistiques fournis par Ruolz (Ruolz-Monchal, 1872-1875b, p. 681) permettent d’apprécier cette conversion rapide de toutes les compagnies de la houille à la briquette, de 1865 à 1872, où alors celle-ci constitue 52 % des combustibles brûlés. Le PLM se distinguera par son rôle pionnier : les charbons trop friables des bassins du Gard et de la Loire ont poussé la compagnie à se doter tôt à Chasse (Isère), Brassac (Puy-de-Dôme) et Courbessac (Gard) d’usines de briquettes fabriquées à partir des menus de la Loire (idem, p. 465), jusqu’à investir même dans la mine de la Chazotte, rachetée et spécialisée dans cette production.

Des chantiers ferroviaires au service des terres stériles ?
En 1844, professeur de géologie agricole et industrielle, Nérée Boubée (1806-1862), encore peu connu, fait part dans une brochure de 30 pages, d’une idée originale : comment la création des chemins de fer peut servir à l’étude et l’enseignement pratique de l’amendement des terres dans toute la France. Il y développe un précédent mémoire, paru en 1840 dans la seconde édition de sa Géologie dans ses rapports avec l’agriculture et l’économie politique ; il avait réussi à attirer l’attention de parlementaires sur ses vues, hélas étouffées par la discussion animée des fortifications et ainsi tombées dans l’oubli. En 1844, à l’occasion du débat ferroviaire qui va s’ouvrir à la Chambre, il présente à l’attention des députés son projet plus mûri et un « plan d’exécution longuement réfléchi ».
« Une occasion unique se présente en ce moment, celle d’assurer presque sans frais l’un des progrès agricoles les plus importants. Ce serait d’utiliser, dans les travaux des chemins de fer, quelques déblais pour réaliser le long de leur parcours un grand ensemble d’exemples et d’expériences d’amendements géologiques des terres. Les travaux des chemins de fer vont mettre à nu les richesses et les misères du sol, cachées là par des pacages, par des bois, là par des cultures soutenues à force d’engrais ».
Quelques exemples veulent démontrer la pertinence de ses idées (Boubée, 1844, p. 22-23) : « [n]’est-il pas très regrettable qu’un assez grand nombre de chemins de fer soient déjà terminés, ou soient en voie d’exécution, sans que l’on ait tiré de ces travaux aucun profit pour l’agriculture ? […] Lors des travaux du chemin de fer du Saint-Germain, on eut à extraire, entre la gare de la rue Saint-Lazare et les Batignolles, une quantité énorme de déblais. Pour se débarrasser de ces déblais, on traita avec l’entrepreneur des boues de Paris, qui, moyennant une somme convenue très considérable, enleva une certaine masse de ces déblais. Ensuite, abandonnant ce moyen coûteux, on fit déposer ces matières sur un vaste emplacement, acheté à un taux fort élevé, et sur lequel on devait d’ailleurs établir les ateliers. Ces déblais mirent ce terrain au niveau de la voie de fer, et dès lors cet emploi n’était pas sans utilité. Toutefois, on nivela ainsi beaucoup plus de terrains qu’il n’en fallait pour les ateliers, et c’était aussi en vue de déposer ces déblais qu’on avait dû acquérir tout cet espace dont une partie eût suffi pour les ateliers ». « Entre Orléans et Vierzon, dans la Sologne, vaste plaine presque stérile et où l’on cherche néanmoins avec ardeur, à combattre l’infertilité du sol, des études bien dirigées rendraient d’immenses services, car le résultat des premiers essais déterminerait aussitôt de grandes entreprises d’amendement ». Bien entendu, « marnages et amendements ne dispenseraient d’apporter des engrais, mais dans une proportion beaucoup moindre, d’où résulte une économie annuelle sur les frais de fumure ». D’où son appel : « [j]e demande à la Chambre : 1°) qu’il soit adjoint aux travaux des chemins de fer quelques géologues chargés de faire tout d’abord, sur chaque ligne, une étude générale de tout ce qui peut intéresser l’amendement des terres, et de présider ensuite aux essais qui seraient tentés par les propriétaires riverains, ou même sur quelques terrains dépendant des railways ; 2°) qu’il soit établi un tarif extrêmement modéré pour le transport des matières destinées à l’amendement des terre ; 3°) qu’il soit créé à Paris, sans délai, une chaire de géologie agricole pour y former les inspecteurs géologues nécessaires sur toutes les lignes. Puissent ces dispositions si importantes, si urgentes, si faciles d’exécution, être introduites par voie d’amendement dans la grande loi des chemins de fer ! »
Verdir les emprises ?
Retenons aussi la proposition de « boisement des parcelles excédantes des chemins de fer » du professeur d’arboriculture au Conservatoire des Arts et Métiers, Alphonse du Breuil, formulée dans un manuel destiné aux ingénieurs (Du Breuil, 1860). Ces parcelles incultes et à la charge de l’État offrent « un aspect désagréable » et ne donnent aucun produit ; les eaux accumulées souvent en contrebas de la plate-forme produisent « des marais qui répandent des miasmes délétères » ; selon les sols et les climats, diverses formules de boisement sont donc proposées qui pallieraient ces défauts (idem, p. 172-180). L’ancien ouvrier saint-simonien Jules Vinçard, embauché comme surveillant des plantations à la Compagnie de l’Est, signe en 1862 un plaidoyer similaire pour remplacer le treillage qui sert de clôture à la voie ferrée par des haies vives d’essences sélectionnées, protégées et surveillées par des gardes relevant d’un service des plantations6. Goschler plaide lui aussi pour des haies vives « plutôt que des clôtures sèches d’une durée de vie limitée et réclamant un entretien coûteux » (Goschler, 1863, p. 186-187). Bien plus singulière encore est la proposition du commissaire de surveillance administrative Domazant de border les voies ferrées par 70 000 km de treilles de vigne : des plants espacés de quatre mètres avec cépages adaptés aux régions, où « le déplacement d’air très fréquent, le passage et la trépidation des trains et la fumée des locomotives pourraient contribuer, dans certains cas, à atténuer les effets de la gelée ou à prévenir l’invasion du phylloxéra » (Domazant, 1884 ; Ribeill, 2013, p. 44-45).
Des emprises comme réserves naturelles ?
S’adressant aux sociétés de chasseurs, un article paru en 1893, s’intéressant au repeuplement du gibier dans les réserves, fait l’apologie des emprises ferroviaires7. « Il semble à première vue que les chemins de fer sont exclusivement défavorables à la conservation du gibier. Outre qu’ils facilitent le déplacement des chasseurs et l’écoulement dans les grands centres du butin des braconniers, bien des perdreaux se cassent les ailes dans leurs fils télégraphiques ». En réalité, les chemins de fer nous offrent de réelles compensations : « Les talus broussailleux, les lambeaux de terrain enfermés de ci de là, les clôtures des voies ferrées constituent de véritables réserves où le lièvre, le lapin, et même la perdrix multiplient sans s’émouvoir, semble-t-il, de l’infernal grondement des locomotives ». Et de citer « comme un bon endroit pour faire l’ouverture, la plaine avoisinant l’emprunt du chemin du PLM compris entre la gare d’Ancy-le-Franc et la tranchée d’Argenteuil, « réserve naturelle, large tout au plus de 30 mètres, souvent envahie par l’eau » où les lièvres abondent, où vont se cacher les perdreaux, d’un côté ou de l’autre de la voie.
Les chemins de fer : un système de transports provisoire ou non ?
On a vu comment Pierre-Joseph Proudhon fondait ses « doutes sur la durée des chemins de fer », trop gloutons en fer, houille et bois, matières épuisables. Du coup, ce chemin de fer qu’accompagne la révolution de la machine à vapeur n’est-il pas une technique transitoire condamnée ? « L’établissement des chemins de fer avait surtout pour but d’accomplir par le bas prix des transports et la discipline du commerce, une œuvre de transition économique et sociale. Or, il est permis de croire que cette œuvre terminée, le chemin de fer cédera la place à quelque système plus simple, plus voisin de ceux qu’en ce moment il détrône, le roulage de terre et la navigation » (Proudhon, 1855, p. 339-351). Et de s’avancer sur le terrain « des nouvelles découvertes des sciences physico-chimiques, des merveilles de l’électricité ». Avec scepticisme : « Lors donc que la machine à vapeur serait remplacée sur les chemins de fer, dans la marine et les manufactures, par la batterie électrique, il resterait toujours à pourvoir à la dépense du bois et du métal. L’électricité y suppléera-t-elle encore ? » Proudhon préfère spéculer sur la fin du « déplacement continuel », « une hypothèse, quelque peu phalanstérienne »… : à quoi bon ce besoin de locomotion extraordinaire lorsque « la société ayant accompli son évolution laborieuse », « la circulation des personnes se réduira nécessairement à mesure qu’augmente la circulation des choses ; que les qualités éminentes des chemins de fer, luxe inutile pour le transport des produits, sont de moins en moins requises pour celui des voyageurs ». Explication : « Le chemin de fer ayant mis fin à l’anarchie mercantile et industrielle, la marchandise peut voyager toujours en délai moral ; ce qui revient à dire qu’au bout d’un certain temps, le progrès social se manifeste par le retour aux pratiques antérieures, momentanément délaissées», en l’occurrence la navigation fluviale si chère à Proudhon. « Nous livrons donc au lecteur ces observations pour ce qu’elles peuvent valoir. Mais une chose nous paraît acquise désormais à l’économie politique et à l’histoire : c’est que les chemins de fer sont les principaux et irrésistibles agents d’une révolution prévue et prédite depuis près d’un demi-siècle, révolution dont il est permis d’apprécier l’esprit et la tendance, mais dont la portée est incalculable ».
Prolongeant les réflexions de Proudhon sur l’épuisement des ressources naturelles et l’alternative à la locomotive à vapeur, mais réfutant son pessimisme en espérant voir « un nouveau moyen de force remplacer la vapeur », écoutons le sage fonctionnaire retraité du ministère des Travaux publics, Armand Audiganne (Audiganne, 1862) : « En vertu des progrès continus des sciences et de leurs applications industrielles, la locomotive sera-t-elle détrônée un jour et les chemins de fer ruinés ? La navigation aérienne est éliminée : « Il faudrait toujours opposer au poids de l’air le poids d’un gaz plus léger. Or, observez quelle dimension revêt aujourd’hui l’aérostat chargé de gaz hydrogène, quand il doit enlever une nacelle et trois ou quatre personnes. Quelle quantité de ballons il faudrait pour amener de Marseille à Paris le fardeau que supporte un train de marchandises avec ses 30 ou 40 wagons ! De quel prodigieux amas de gaz n’aurait-on pas besoin pour conduire seulement de la capitale dans le parc de Versailles la foule des promeneurs qu’y attire le brillant soleil d’un dimanche d’été ! Les chemins de fer garderaient donc un rôle même auprès des ballons les plus perfectionnés ». Quant à l’électricité, « ici, nous sommes dans une arène où l’imprévu peut acquérir tout à coup les proportions les plus grandioses. Jusqu’à ce jour, cependant on n’a pas construit de moteurs électriques d’une très grande puissance, d’une puissance telle que l’exigerait le service des chemins de fer. Cela se pourrait à la rigueur ; mais cette possibilité n’appartient encore qu’au monde de la théorie, parce que la réalisation obligerait à dépenser des sommes énormes. Sans parler de quelques difficultés de détail, on doit dire qu’il ne serait possible de faire remorquer les trains par l’électricité qu’à des prix d’une élévation fabuleuse ».
Conclusion
Doit-on suivre « ces esprits trop prompts à s’effrayer qui prédisent déjà l’épuisement des gîtes houillers sur le globe. Il n’est pas possible sans doute de soutenir en termes absolus que la houille soit inépuisable ; mais le jour où les machines à vapeur, sur nos chemins de fer comme dans les usines, doivent s’arrêter faute de leurs aliments quotidiens, ce jour-là est relégué dans un avenir si obscur qu’on a presque le droit de le réputer hypothétique. Relativement à la masse carbonifère dont la présence a été reconnue, c’est à peine si la consommation effectuée mérite d’être prise en compte. Supposez tel bassin épuisé, d’autres seraient prêts à combler le déficit. Si les chemins de fer accroissent la consommation de la houille, ils facilitent singulièrement en revanche l’exploitation des houillères. Et d’ailleurs les procédés d’extraction, qui ont été déjà tant améliorés, ne peuvent-ils pas l’être encore ? Ne faut-il pas dire autant des moyens de tirer d’une quantité donnée de charbon de terre une plus grande somme de calorique ? Au reste, c’est bien le cas de le répéter, libre carrière est laissée à l’espérance de voir un nouveau moyen de force remplacer la vapeur. Concluons donc que l’hypothèse de l’épuisement des mines de houilles ne saurait donner lieu à des inquiétudes raisonnées. D’une façon ou d’une autre, le mouvement ne s’arrêtera point ; les générations futures ne sont pas menacées de voir les anciennes diligences revenir prendre la place de la locomotive affamée et la quenouille et le rouet remplacer la mull-jenny et le self-acting autour des filatures désertes ». La Fée Électricité venant secourir le rail est une intuition explicitement bien justifiée, mais refoulée dans un lointain et obscur avenir.
Références
Audiganne Armand. (1862). Les chemins de fer aujourd’hui et dans cent ans, t. 2, Paris, Capelle.
Baudson Émile. (1903). Connaissance, recherche, choix et essais des matériaux de construction et de ballastage, 2e éd., Paris, Béranger.
Baudson Émile. (1884). Tracé des chemins de fer. Routes, canaux, chemins de fer. Recherche, choix et essais des matériaux de construction et de ballastage, Paris, Baudry.
Bergeron Charles. (1863). Notice sur les chemins de fer à bon marché, Lausanne, 1863.
Boubée Nérée. (1844). Les chemins de fer et l’amendement des terres. Note adressée à la Chambre des Députés, Paris, Hachette.
Bouchard H. (1911). « L’extraction et le concassage mécaniques du ballast en silex », RGCF, avril, p. 333-344.
Braet Gustave. (1882). « Note sur les différentes matières employées au ballastage des voies ferrées », RGCF, mai.
Bricka Charles. (1894). Cours de chemins de fer professé à l’ENPC, t. 1, Gauthier-Villars.
Burat Amédée. (1867). Situation de l’industrie houillère en 1866, Paris, Guyot et Scribe.
Burat Amédée. (1859). Situation de l’industrie houillère en 1858, Paris, Guyot et Scribe.
Caron François. (1973). « Le rôle des compagnies de chemin de fer en France dans l’introduction et la diffusion du procédé Bessemer », L’acquisition des techniques par les pays non initiateurs, Paris, CNRS, p. 561-573.
Croizette-Desnoyers Louis Philippe. (1878). Notice sur les divers emplois du hêtre, Paris, Impr. nationale.
De Badereau Antoine. (2006). « Du chemin de fer au chemin d’acier », Mioche Philippe, WoronoffDenis (dir.), L’acier en France : produits et marchés, de la fin du XVIIIe siècle à nos jours,), Éditions universitaires de Dijon, p. 121-143.
Domazant G. (1884). Les vignes en clôture de chemins de fer et l’influence de ce système au point de vue du phylloxéra, Niort, plaquette à compte d’auteur.
Du Breuil Alphonse. (1860). Manuel d’arboriculture des ingénieurs, Victor Masson et Garnier frères.
Gallot Charles. (1878). Notice sur le débit et les emplois du sapin, de l’épicéa et du mélèze, Paris, Impr. Nationale.
Gallot Charles, Gast Charles-Léon. (1874). Notice sur le débit et les emplois du chêne rouvre et du chêne pédonculé, Paris, Imprimerie nationale.
Goschler Charles. (1870). Traité pratique de l’entretien et de l’exploitation des chemins de fer, t. 1, Paris, Baudry, 2e éd., p. 329.
Guillemin Amédée. (1874). Les chemins de fer, Paris, Hachette.
Guillemin Amédée. (1867). Notions générales sur les chemins de fer, Lacroix et Baudry.
Guillemin Amédée. (1862). Simple explication des chemins de fer, Paris, Hachette.
Guyot Rémy. (2009). « Essai sur l’histoire du ballast, Note »,30 novembre, note déposée au Centre de documentation de Rails et histoire.
Humbert Georges-Charles. (1891). Traité complet des chemins de fer, t. 1, Paris, Baudry.
Jacqmin François. (1880). Exposition universelle de 1878. Rapport sur le Matériel des chemins de fer. Groupe VI, classe 64, Paris, Impr. Nationale.
James Anne-Marie. (1965). « Sidérurgie et chemins de fer », Cahiers de l’ISEA, t. 3, n° 158, p. 103-151
Laur Francis. (1879). Mines et usines de la Loire, Saint-Étienne, Théolier.
Lefèvre André. (1947). La ligne de Strasbourg à Bâle. La construction (1837-1846), Strasbourg, Heitz.
Liébeaux G. (1896). « Note sur la suppression de la poussière produite par du ballast en sable fin », RGCF, mars, p. 143-149
Locke Robert R. (1978). Les Fonderies et forges d’Alais à l’époque des premiers chemins de fer (1829-1874), Marcel Rivière.
Lucas F. (1873). Étude historique et statistique sur les voies de communication de la France, Paris, Impr. Nationale.
Perdonnet Auguste. (1859). Notions générales sur les chemins de fer, Lacroix et Baudry.
Perdonnet Auguste. (1843-1846). Portefeuille de l’ingénieur des chemins de fer, Paris, Librairie scientifique et industrielle de L. Mathias.
Piéron Louis, Gasnier (1886a). « Note sur l’entretien des voies ferrées », Revue générale des chemins de fer (RGCF), janvier, p. 3-18.
Piéron Louis, Gasnier (1886b). « Note sur l’entretien des voies ferrées », Revue générale des chemins de fer (RGCF), février, p. 75-88.
Proudhon Pierre-Joseph. (1855). Des réformes à opérer dans l’exploitation des chemins de fer et des conséquences qui peuvent en résulter, soit pour l’augmentation du revenu des compagnies, soit pour l’abaissement des prix de transport, l’organisation de l’industrie voiturière et la constitution économique de la société, Paris, Garnier Frères.
Ribeill Georges. (2013). « Des vignes pour clôtures ferroviaires… Une utopie ferroviticole ? », Historail, n° 27, p. 44-45.
Ruolz-Montchal Henri de. (1872-1875a). Question des houilles. Mission de M. de Ruolz en France et en Angleterre, t. 1, Paris, Impr. Nationale.
Ruolz-Montchal Henri de. (1872-1875b). Question des houilles. Mission de M. de Ruolz en France et en Angleterre, t. 2, Paris, Impr. Nationale.
Seguin Marc. (1839). De l’influence des chemins de fer et de l’art de les tracer et de les construire, Carilian-Goeury, p. 321-322.
Sévène Louis. (1876). « Notes prises au cours de chemins de fer », École nationale des Ponts et Chaussées.
Notes de bas de page
Pour citer ce billet, utilisez cet encadré plutôt que celui ci-bas, Romain Sanchez et Rails & histoire n’ayant que mis en ligne l’article de l’auteur avec son aimable autorisation :
Georges RIBEILL (2023, 29 juin). 3 – Terres, bois, fer, charbon. La ponction des chemins de fer français au XIXe siècle. Ressources indigènes et substituts (2/2). Train et écologie, XIXe-XXIe siècles. Consulté à l’adresse https://doi.org/10.58079/ut9w
- Exposition universelle de 1855. Rapports du Jury mixte international, Paris, Imprimerie impériale, 1856, p. 72, p. 242. [↩]
- Convaincu de leurs atouts, cet ingénieur civil des Mines pronostique : « il y a de nombreuses raisons de penser que les traverses métalliques arriveront un jour à remplacer les traverses en bois. » [↩]
- Inversement à un certain J. Martelet, signataire d’une brochure de 15 pages, Question du déboisement. Note sur l’opportunité de remplacer dans les chemins de fer la traverse en bois par la traverse en métal (Paris, 1891). [↩]
- Sur cette conversion, voir James, 1965 ; Caron, 1973 ; De Badereau, 2006. [↩]
- À rapprocher du Royaume-Uni qui, en 1868, a produit 103 millions de tonnes et exporté une dizaine de millions. [↩]
- « Des plantations des haies sur les chemins de fer », dans Perdonnet Auguste, Portefeuille de l’ingénieur des chemins de fer, 1862. [↩]
- « Les chemins de fer et le gibier, » Le Mémorial du chasseur français, t. 5, 1893, p. 14-16. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Romain Sanchez (29 juin 2023). 3 – Terres, bois, fer, charbon. La ponction des chemins de fer français au XIXe siècle. Ressources indigènes et substituts (2/2). Train et écologie, XIXe-XXIe siècles. Consulté le 15 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/ut9w







2 réponses
[…] alimenter les industries naissantes et les machines à vapeur. Les infrastructures, telles que les chemins de fer, exigeaient également des quantités énormes de bois. Cette exploitation intensive a entraîné […]
[…] alimenter les industries naissantes et les machines à vapeur. Les infrastructures, telles que les chemins de fer, exigeaient également des quantités énormes de bois. Cette exploitation intensive a entraîné […]